Comment utiliser l'incise dans une histoire ?

L’incise, dans un roman, ce sont ces fameux “dit-il” ou “dit-elle” qui parsĂšment les dialogues. Leur premiĂšre fonction est donc, Ă  premiĂšre vue, simplement d'indiquer qui parle, et sur quelle tonalitĂ©.

La dĂ©finition exacte de l’incise est la suivante : une proposition, gĂ©nĂ©ralement courte, insĂ©rĂ©e dans une autre proposition (par exemple : Un jour, je pense, il reviendra).

L'incise fait partie du bagage de base de l'écrivain. Tout auteur qui commence la rédaction d'une histoire se demandera forcément quel usage faire de l'incise. Est-elle obligatoire ? peut-on s'en passer ? quelle est la bonne fréquence d'utilisation ? etc.

Voici comment Colette, une des plus fameuses écrivaines de son temps, se sert de cet outil de narration pour ciseler son dialogue entre les deux personnages principaux de sa romance Le Blé en herbe.

Extrait :

— Aussi, c’est ta faute, conclut Philippe. Tu ne rĂ©ponds rien
 Alors, moi, je m’emballe, je m’emballe
 Tu te laisses malmener. Pourquoi ?
— Pendant que tu me tourmentes, dit-elle, au moins tu es là



Philippe (Matthieu Rozé) et Vinca (Sophie Aubry) - Le blé en herbe (1990)

Petite leçon d’écriture avec Colette dans : le BlĂ© en herbe

Instant wikipedia :
Sidonie-Gabrielle Colette est un monument de la littĂ©rature française ; une des plus cĂ©lĂšbres romanciĂšres de la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle. Membre de l’acadĂ©mie Goncourt, elle est la deuxiĂšme femme en France Ă  recevoir des funĂ©railles nationales.

Le BlĂ© en herbe, c’est l’histoire sentimentale de deux amis d’enfance, Philippe et Vinca, qui, en grandissant, commencent Ă  Ă©prouver l’un pour l’autre les premiers sentiments troubles de l’amour. Sans trop savoir les gĂ©rer.

Leur façon d’exprimer leur attachement rĂ©ciproque est spĂ©ciale. Philippe se montre volontiers agressif et cassant, Vinca distante et pas moins cassante, dĂšs que Philippe montre un signe de faiblesse. C’est ainsi qu’ils gĂšrent l’un et l’autre ces sentiments en bataille.

Je ne vais pas faire toute l’histoire, ce n’est pas le but. Le contexte Ă©tant posĂ©, revenons-en au dialogue postĂ© plus haut. Un dĂ©tail m’a interpellĂ©, un tout petit dĂ©tail, trois fois rien
 Peut-ĂȘtre mĂȘme n’est-ce que mon esprit de pinailleur invĂ©tĂ©rĂ©, mais je vous le partage.

Dans ce passage, Philippe et Vinca sont seuls dans la remise. Leur relation ne va vraiment pas fort, car Philippe s’en veut pour quelque chose qu’il a fait et se questionne beaucoup. Comme de juste, il morigùne Vinca qui, elle, reste stoïque.

On en vient donc Ă  cette phrase de Philippe :
« Aussi, c’est ta faute, conclut Philippe. Tu ne rĂ©ponds rien
 Alors, moi, je m’emballe, je m’emballe
 Tu te laisses malmener. Pourquoi ? »

Ici, rien Ă  dire. Le « conclut Philippe » est lĂ  pour signifier qu’il a fini de parler. Ok.

Mais ensuite, ceci :
« Pendant que tu me tourmentes, dit-elle, au moins tu es là
 »

Et là ma question : pourquoi ce « dit-elle » ?
À premiĂšre vue, il n’apporte rien. Vinca reste neutre, mais elle l’était dĂ©jĂ .
Comme, je l’ai dit, ils ne sont que tous les deux, c’est donc forcĂ©ment elle qui lui rĂ©pond, il n’y a pas besoin de le prĂ©ciser par une incise.

Alors quoi ? Colette, magnifique Ă©crivaine de son Ă©poque, se rendrait-elle coupable d’une lourdeur de narration ? Certainement pas !

Maintenant, relisez la phrase de Vinca, mais sans le « dit-elle ».

— Aussi, c’est ta faute, conclut Philippe. Tu ne rĂ©ponds rien
 Alors, moi, je m’emballe, je m’emballe
 Tu te laisses malmener. Pourquoi ?
— Pendant que tu me tourmentes, au moins tu es là


Ne trouvez-vous pas qu’il y manque ?

On s’aperçoit que cette incise sert Ă  ajouter de la pesanteur Ă  la phrase, qui est d’ailleurs la derniĂšre du chap XV. Elle fait une respiration lourde que n’aurait pas suffi Ă  retranscrire une simple virgule, et que des points de suspension auraient muĂ©e en hĂ©sitation.

On dit souvent de la ponctuation qu’elle sert Ă  dĂ©couper le texte comme une musique. Elle le fait respirer et y apporte du sens. La ponctuation obĂ©it Ă  des rĂšgles de construction, qu’il s’agit de connaĂźtre, tout en laissant cours Ă  une certaine libertĂ© de s’en arranger.

Ici, Colette se sert de l’élĂ©ment le plus anodin de la boĂźte Ă  outils de l’écrivain pour soutenir sa narration. Une bĂȘte incise, la plus simple qui soit, pour renforcer une phrase qui, sous couvert d’un reproche, est une dĂ©claration d’amour.

Toute la majestĂ© d’une grande Ă©crivaine.