Ce dont nous héritons tous

L'héritage est perçu par certains comme fondamentalement injuste. Faut-il lutter contre jusqu'à le supprimer totalement ? Et si, en réalité, nous étions tous des héritiers ? Quand on creuse le sujet, on s'aperçoit que l'enjeu pourrait être moins matériel et économique que spirituel et philosophique...

« Je fais aujourd’hui avec le legs que je me suis accordé hier… »

Le jouet - film 1976
Le jouet, film (1976)

Oui, je fais aujourd’hui avec le legs que je me suis accordé hier ; ce n’est pas glorieux, mais cela suffit à ma joie. Vous qui êtes contre l’héritage, vous voudriez gommer les effets du passé, faire amnésie de tout, pouvoir perpétuellement réécrire ce qui fut selon ce que vous estimez devoir être, comme si rien ne devait durer ni n’avoir d’effet. Mais nous sommes tous des héritiers en puissance, à commencer... de nous-mêmes.

Chaque action, chaque geste, chaque parole, est à la fois une pierre sur l’édifice de ta vie passée et une graine pour ton futur.

• C’est un livre que tu achètes et qui occupera dix ans un espace dans ta bibliothèque, cinq heures de ta vie et qui aura une incalculable influence sur tes pensées.
• C’est cette soirée où tu préfères aller boire plutôt que te reposer, consommant l’ivresse, ta gueule de bois du lendemain, et une mauvaise semaine.
• C’est ce mot que tu ravales sur tes lèvres pincées, et qui te fera hurler plus tard en t’arrachant les cheveux.
• C’est aussi ce voyage que tu t’autorises enfin. Il te fera contempler des merveilles qui continueront d’éblouir tes yeux longtemps après que tu sois rentré à la maison, et peut-être rencontrer des amis qui logeront ton téléphone et ton cœur en les réchauffant de leurs rires.
• C’est cette graine que tu plantes un matin, et qui trois mois plus tard donnera des fleurs, et qui six ans plus tard donnera des fruits.

Nous sommes tous des héritiers ; des biens de nos parents, de leur éducation, des gènes de nos aïeux, de l’histoire de notre peuple et de notre pays. Mais surtout, surtout : nous sommes les héritiers de nos échecs, de nos réustheoletna. et de nos vœux.

Nous sommes les héritiers de nous-mêmes. La première responsabilité, c’est de soi à soi.

Pour en revenir brièvement à la notion d'héritage sous son sens plus politique, je ne trouve pas étonnant qu’une époque qui félicite les comportements enfantins chez l’adulte finisse par ne considérer l’héritage que par le prisme de l’injustice et de la reproduction sociale. Certes, ces écueils existent bel et bien. Seulement l’héritage ne se réduit pas à cela.

L’adulte est un enfant qui a peur de son ombre.

Car, voyez-vous, ce sont précisément les enfants qui, n’ayant pas encore acquis le sens des responsabilités, agissent comme bon leur plaît sans considérer les causes ni les effets de leurs actes ; et sans vouloir les assumer, puisqu’elles n’existent pas à leurs yeux, ne devraient pas exister, et n’apportent que la peur par l’anticipation de réactions insoupçonnées.

L'adulte moderne, qui, même quand il a des enfants n'en devient pas pour autant parent, parce qu'il n'envisage pas la possibilité de léguer son savoir ou ses biens, et qu'il n'a pas non plus la flamme pour créer quoi que ce soit qui puisse profiter aux autres après lui, adopte dès la fleur de l'âge, une vie de retraité pantouflard qui ne supporte pas les cris, les rires et l'agitation. Il n'a alors plus qu'à se laisser lentement couler vers la mort.
Et voilà pourquoi il supporte de moins en moins la présence des enfants, qui par leur seule présence le rappellent à ses grandes défaillances. (lien)

Pour ma part, je suis aussi cet adulte qui, parfois, voudrait redevenir un enfant. Pour se délester du poids des responsabilités, bien sûr, mais également de mon propre héritage — qui comporte fatalement des erreurs.

C’est un apprentissage pénible que de constamment se regarder agir avec les yeux du futur. Ce n’est pas mon ange gardien qui me juge, c’est les potentiels que je laisse mourir lorsque je ne fais pas ce qu'il faut ou que je me trompe.

Et pourtant, il n’y a qu’ainsi que je peux croître, car la notion d’héritage implique la notion de temporalité, donc de l'impermanence des choses, et in fine de la mort. Toujours elle.

C’est parce qu’il y a un passé et un avenir que maintenant a du sens. Sinon autant jouer à Dofus pour la 786e heure ou binge-watcher la dernière série à la mode en attendant la suivante (rappel : la mode, c’est ce qui se démode).

« Chaque heure contient un potentiel réalisable. Donc quand tu perds du temps, tu ne fais pas que perdre ce temps, tu perds aussi les opportunités qui étaient contenues dans ce temps. »
Yehia Benchetrit

C’est parce que chaque seconde est héritière de la précédente que nous devons vivre en conscience.

Mais plutôt que de le voir comme un fardeau, voyons cela comme une offrande. Chaque instant donne l’opportunité de se faire un cadeau ; de soi à soi.

Riches ou pauvres, nous hériterons tous de la même quantité : la somme de nos actes.

Je suis héritier de ma propre personne. Et plus je m’imprègne de cette idée, plus j’ai envie de prendre soin de moi, plus j’apprends à me faire confiance, et plus je m’aime comme j’aurais toujours dû m’aimer ; non pas en tant que sigma narcissique, akà Patrick Bateman version tiktok, mais comme le compagnon de route qui était, est, et sera à mes côtés de toute éternité, ou au moins jusqu’au bout de cette aventure-là.


Ton moi futur te regarde.

Fait amusant, je découvre, plusieurs mois après la rédaction de ce texte, que l'acteur Louis Jouvet, a qui l'on m'a comparé un jour, avait écrit ceci :

« Il y a une hérédité de nous à nous-mêmes. »
Louis Jouvet

©Théo Letna - 8 février 2023