En 2022, j'étais ressorti déçu de mon visionnage d'Avatar : la Voie de l'Eau. Cette suite pourtant attendue souffrait d'une redondance narrative malgré une histoire déjà simple, et trahissait de surcroît des aspects cruciaux de l'œuvre initiale. Mais, trois ans plus tard, avec la sortie du troisième volet de la saga, je revoie mon jugement. Tous les défauts ne sont pas gommés — certains sont même amplifiés —, mais il en est au moins un qui mérite d'être reconsidéré.
Le premier Avatar a marqué les esprits. Ce n’était pas seulement un exploit technique en 3D, mais une immersion totale dans un monde féérique : Pandora, peuplée des Na’vis, ces géants bleus en parfaite symbiose avec une nature luxuriante et bioluminescente.
À travers les yeux de Jake Sully, un marine paraplégique transféré dans un corps Na’vi, nous découvrions un peuple beau, agile, libre, sage – une tribu altière dépourvue des vices humains comme l’avidité. La connexion spirituelle avec les animaux, via la « natte » neurale, était ritualisée et poétique : dompter un ikran était un rite initiatique empreint de respect et de magie.
On rêvait tous d'être un Na'vi
À cette époque, beaucoup de spectateurs auraient rêvé d’abandonner leur corps d’humain pour rejoindre, comme Jake, cette harmonie parfaite. Ce phénomène a même donné naissance au « syndrome de dépression post-Avatar » : une mélancolie réelle, rapportée par des milliers de fans sur des forums, face au contraste brutal entre Pandora et notre Terre polluée et chaotique. Certains parlaient même de pensées suicidaires, tant le retour à la réalité semblait fade.
Puis vint Avatar : The Way of Water (2022), et la déception pour beaucoup. Où étaient passés ces Na’vi idéaux ? cette communion idyllique entre individus qu'illustrait la phrase rituelle : « Je te vois. » ?
À la place, des querelles familiales, des rivalités stupides, des adolescents rebelles, et mêmes des harceleurs de cours d’école.
Jake, autrefois émerveillé, apparaît blasé et semble avoir perdu la flamme. Il éduque ses enfants comme un marine strict en leur enseignant à lui répondre comme des soldats à un officier — « Sir, yes sir ! » – s'éloignant par-là de sa race choisie pour garder un pied rivé à ses origines humaines et militaires.
Même la symbiose avec les animaux a perdu son charme : les bêtes sont redevenues des utilitaires ; on les perd et on les change sans les pleurer, on les "démarre" sans politesse ni cérémonie, en branchant sa natte en une seconde comme on donne un tour de clés dans une voiture.
J’ai d’abord cru, comme beaucoup, que James Cameron avait perdu le fil et qu'il ne comprenait plus sa propre création — que cette suite trahissait l’âme du premier film. Mais une réflexion plus approfondie, associée au fait qu'il approfondisse cet aspect dans le troisième volet, révèle le contraire : cette évolution n’est pas une incohérence, mais une déconstruction intentionnelle (ou du moins cohérente) du mythe de l’« autre » parfait.
L’idéalisation de l’étranger : un piège vieux comme le monde
Face à l’inconnu, à l'étranger, au xénos, nous oscillons souvent entre deux réactions extrêmes : le rejet ou l'idéalisation. (1)
En embrassant le point de vue de Jake Sully (qui est à la fois personnage principal et narrateur), Avatar, premier du nom, choisit la seconde option.
Le but de Cameron n'a jamais été de nous présenter une espèce extraterrestre radicalement différente de nous. Dès 2009, les critiques ne s'y sont pas trompés, en rapprochant largement (et un peu trop) le film au Pocahontas de Disney et les Na'vis aux Amérindiens.
Les Na’vis du premier film servent de miroir pour critiquer notre société : matérialiste, destructrice, déconnectée de la nature.
Cela rappelle l’orientalisme du XVIIIe siècle où, comme dans les Lettres persanes de Montesquieu, l’étranger (ici, des Persans visitant la France) met en lumière nos défauts, nos incohérences, et aide à questionner l’autorité absolue de l'Église sur les us et coutumes de l'époque.
Mais cette idéalisation a un revers : elle nous fait fantasmer un monde parfait dont l’autre serait l'émissaire. La connaissance brise l’illusion. Plus on côtoie l’étranger, plus ses défauts apparaissent. Colères, égoïsmes et rivalités persistent ainsi au-delà des mers aussi bien qu'aux confins du cosmos.
Dans le premier volet, les Na’vis incarnaient cette figure du « bon sauvage » rousseauiste souvent projetée sur les Amérindiens : plus proches de la nature, plus sages, plus harmonieux. Pourtant, les suites nous rappellent que cette image d'Épinal n'est qu'allégorique et loin d'être fiable dans les faits. Pour nous en convaincre, il suffit de se rappeler que nous fûmes nous aussi de bons sauvage ; nos druides gaulois n'ont rien à envier aux chamans sioux ou comanches. Et pour en finir avec cet idéal chimérique, il suffit d'approfondir nos recherches, et de s'apercevoir que la plupart des peuples dits « proches de la nature » avaient en réalité une spiritualité violente où l'esclavagisme, les supplices les plus sophistiqués et les sacrifices humains absurdes étaient choses courantes.
Car si la nature est belle, elle est aussi cruelle ; c'est pourquoi la spiritualité primitive va souvent de pair avec une violence décomplexée, et c'est pourquoi il faut en passer par de nombreuses réfléxions théologiques pour sortir enfin de vieux abus érigés en dogmes. (2)
« Qui osera changer une loi que le temps a consacrée ? Y a-t-il rien de plus respectable qu'un ancien abus ? » — Voltaire : Zadig ou la destinée
Un désenchantement inattendu... et pourtant logique
Rien n'écorne mieux un fantasme que la banalité du quotidien. Quand l'extraordinaire devient habituel, il perd son préfixe. Avec ceci en tête, le parcours de Jake apparaît plus cohérent et le film accompagne ce glissement. Neytiri aussi montre un caractère changé : la douce amoureuse du premier film cède place à une mère agressive dont on craint le courroux. Les Na’vis des suites n'apparaissent plus tout miel tout guimauve : ils sont humains, trop humains.
Dans le troisième épisode, Avatar : De feu et de cendres, Jake n'est plus le narrateur. C'est Lo'ak, son fils, qui prend le relais. Cameron confirme ainsi son intention de transformer sa série en saga familiale tout en nous immergeant plus au cœur de la société Na'vi.
Lo'ak est un hybride. Mi-humain mi-Na'vi ; singulier par nature, donc plus à même de porter un regard lucide sur les travers de ses congénères ; c'est avec lui que l'on découvre Varang, la première véritable antagoniste Na'vi.
« Un héros se définit toujours par le conflit qui l'oppose à sa famille, à son milieu, à son pays ou à sa religion. Afin qu'il y ait un roman, il faut qu'il y ait une incompatibilité entre un individu et son entourage. [...] c'est toujours à un minoritaire que revient le rôle de révéler l'étroitesse et la bassesse de l'opinion dominante. » — Dominique Fernandez : Le Rapt de Ganymède
Une maturation narrative confirmée par Cameron lui-même
James Cameron l’a-t-il fait exprès ? Très certainement. Dans des interviews récentes pour Avatar: Fire and Ash (sorti le 19 décembre 2025), il explique vouloir « montrer les Na’vis sous un autre angle ». Après avoir présenté des humains négatifs et des Na’vis positifs dans les premiers films, il inverse la donne avec le Peuple des Cendres – une tribu Na’vi antagoniste, volcanique, agressive, jouant sur des stéréotypes de « sauvagerie » (sacrifices, violence).
« Je veux révéler les Na’vis d’un autre angle, car jusqu’ici je n’ai montré que leurs bons côtés », déclare-t-il.
La saga passe d’une vision manichéenne à une nuance morale : les conflits ne sont plus bons contre méchants, mais rencontres entre intérêts irréconciliables — comme les Espagnols débarquant en Amérique, motivés au départ par le besoin d'ouvrir une nouvelle route commerciale (la route de la soie, vers la Chine, étant désormais bloquée par les Ottomans). La scène finale culte du film Apocalypto de Mel Gibson, avec l’arrivée des navires espagnols, symbolise l’inévitable choc des mondes.
Le parallèle entre Na'vis et Aztèques est encore plus frappant lorsqu'on a connaissance de ce bref passage du film Apocalypto où des sacrifiés sont peints en bleu. La production d'Avatar ayant commencé en 2005, tandis qu'Apocalypto est paru fin 2006 au cinéma, il est toutefois peu probable que Cameron s'en soit inspiré. Il n'en reste pas moins que les deux fictions se rapprochent par beaucoup d'aspects, aussi bien esthétiques que contextuels.
Conclusion : une saga plus solide qu’il n’y paraît
Ce que j’avais pris pour une faiblesse est en réalité une force. Avatar: The Way of Water et sa suite Avatar: Fire and Ash ne trahissent pas le premier volet ; ils le complètent en brisant le rêve pour nous confronter à une vérité plus mature : aucun peuple n’est parfait, l’harmonie absolue n’existe pas, et les conflits naissent souvent de besoins contradictoires, pas d’une malice unilatérale.
Avec Fire and Ash, qui explore deuil, haine cyclique et fractures internes chez les Na’vi, Cameron poursuit cette déconstruction. La saga nous invite non plus à fuir dans Pandora, mais à réfléchir à notre propre monde – imparfait, mais réel.
Au final, peut-être que le vrai message n’est pas de rêver d’ailleurs, mais d’agir ici.
Pour aller plus loin :
- La violence guerrière des Indiens : représentations et réactions anglo-américaines au XVIIIe siècle
- La Controverse de Valladolid
- Abolition immédiate de l'esclavage — Victor Schoelcher, 1842
- Les druides faisaient-ils des sacrifices humains ?
