L’incise, dans un roman, ce sont ces fameux “dit-il” ou “dit-elle” qui parsèment les dialogues et n’ont, à première vue, d’autre fonction que d’indiquer qui parle.
La définition exacte de l’incise : une proposition, généralement courte, insérée dans une autre proposition (par exemple : Un jour, je pense, il reviendra).
Voici comment, Colette, une des plus fameuses écrivaines de son temps, se sert de cet outil de narration pour ciseler son dialogue entre deux personnages dans le roman Le Blé en herbe.
— Aussi, c’est ta faute, conclut Philippe. Tu ne réponds rien… Alors, moi, je m’emballe, je m’emballe… Tu te laisses malmener. Pourquoi ?
— Pendant que tu me tourmentes, dit-elle, au moins tu es là…
Petite leçon d’écriture avec Colette, dans : le Blé en herbe
Instant wikipedia :
Sidonie-Gabrielle Colette est un monument de la littérature française ; une des plus célèbres romancières de la première moitié du XXe siècle. Membre de l’académie Goncourt, elle est la deuxième femme en France à recevoir des funérailles nationales.
Le Blé en herbe, c’est l’histoire sentimentale de deux amis d’enfance, Philippe et Vinca, qui, en grandissant, commencent à éprouver l’un pour l’autre les premiers sentiments troubles de l’amour. Sans trop savoir les gérer.
Leur façon d’exprimer leur attachement réciproque est spéciale. Philippe se montre volontiers agressif et cassant, Vinca distante et pas moins cassante, dès que Philippe montre un signe de faiblesse. C’est ainsi qu’ils gèrent l’un et l’autre ces sentiments en bataille.
Je ne vais pas faire toute l’histoire, ce n’est pas le but. Le contexte étant posé, revenons-en au dialogue posté plus haut. Un détail m’a interpellé, un tout petit détail, trois fois rien… Peut-être même n’est-ce que mon esprit de pinailleur invétéré, mais je vous le partage.
Dans ce passage, Philippe et Vinca sont seuls dans la remise. Leur relation ne va vraiment pas fort, car Philippe s’en veut pour quelque chose qu’il a fait et se questionne beaucoup. Comme de juste, il morigène Vinca qui, elle, reste stoïque.
On en vient donc à cette phrase de Philippe :
« Aussi, c’est ta faute, conclut Philippe. Tu ne réponds rien… Alors, moi, je m’emballe, je m’emballe… Tu te laisses malmener. Pourquoi ? »
Ici, rien à dire. Le « conclut Philippe » est là pour signifier qu’il a fini de parler. Ok.
Mais ensuite, ceci :
« Pendant que tu me tourmentes, dit-elle, au moins tu es là… »
Et là ma question : pourquoi ce « dit-elle » ?
À première vue, il n’apporte rien. Vinca reste neutre, mais elle l’était déjà.
Comme, je l’ai dit, ils ne sont que tous les deux, c’est donc forcément elle qui lui répond, il n’y a pas besoin de le préciser par une incise.
Alors quoi ? Colette, magnifique écrivaine de son époque, se rendrait-elle coupable d’une lourdeur de narration ? Certainement pas !
Maintenant, relisez la phrase de Vinca, mais sans le « dit-elle ».
Ne trouvez-vous pas qu’il y manque ?
On s’aperçoit que cette incise sert à ajouter de la pesanteur à la phrase, qui est d’ailleurs la dernière du chap XV. Elle fait une respiration lourde que n’aurait pas suffi à retranscrire une simple virgule, et que des points de suspension auraient muée en hésitation.
On dit souvent de la ponctuation qu’elle sert à découper le texte comme une musique. Elle le fait respirer et y apporte du sens. La ponctuation obéit à des règles de construction, qu’il s’agit de connaître, tout en laissant cours à une certaine liberté de s’en arranger.
Ici, Colette se sert de l’élément le plus anodin de la boîte à outils de l’écrivain pour soutenir sa narration. Une bête incise, la plus simple qui soit, pour renforcer une phrase qui, sous couvert d’un reproche, est une déclaration d’amour.
Toute la majesté d’une grande écrivaine.