Ma première voiture était une Renault Mégane de 1998, achetée d’occasion en 2013 pour 1000€.
Lorsque je l’ai emmenée à la casse, à l’endroit même où je l’avais achetée, j’espérai qu’ils auraient les moyens matériels et humains de lui redonner une petite fraîcheur et la remettre en vente en se faisant un peu de fric dessus. Cela m’aurait fait plaisir de la savoir rouler encore, même en appartenant à quelqu’un d’autre. Elle le pouvait. Elle n’avait besoin que d’un peu d’entretien. Oh, la liste n’était pas si longue : faire la vidange, changer les filtres, recoller quelques bouts de caoutchouc, réparer le lave-glace qui ne répondait plus, ainsi que les portes arrière qu’il fallait verrouiller ou ouvrir manuellement de l’intérieur, refaire un double de clé, la passer au nettoyage puis au contrôle technique qui avait expiré depuis plusieurs mois.
Mais ce tout petit peu d’entretien mis bout-à-bout, c’était déjà beaucoup. Trop pour moi, qui n’aurais jamais pu la vendre plus cher que ce que ça m’aurait coûté. Et sans doute trop aussi pour une casse, même avec toutes les pièces de rechange à disposition. Trop de temps pour pas assez de fric sur le retour.
Pour eux comme pour moi, persister à la remettre en état eut été déraisonnable, sinon tout à fait vain ; puisque le nouveau et redoutable contrôle technique s’érigeait en mur presqu’infranchissable pour ce vieux diesel qui avait dépassé la vingtaine.
Alors je me suis retrouvé à signer les papiers. Les papiers pour la destruction. Je les ai signés en blaguant, mimant un cœur brisé avec le sourire, devant cette bonne femme qui, assise de l’autre côté du bureau, compatissait pourtant sincèrement.
Le scénario que j’aurais aimé, c’est qu’un vieux mécano me reprenne la voiture, qu’il retape ce qu’il y a à retaper, puis la revende à son compte en se faisant une petite marge.
Mais la bonne femme, sans s’en apercevoir, stoppe net mes espoirs inexprimés, en me racontant comment, souvent, de vieilles personnes sont contraintes de ramener des véhicules en très bon état, faute de les rouler suffisamment ou de pouvoir les entretenir correctement. En indiquant la fenêtre donnant sur la cour de la casse, avec son ballet de grues et de chariots, elle me dit que, des fois, elle préfère ne même pas regarder les voitures emmenées se faire broyer. Émouvant. Peut-être un peu ridicule, aussi… Nous ne parlons que d’un assemblage ferraille, après tout, n’est-ce-pas ?
Oh que non.
Après avoir signé tout ce qu’il fallait, je suis sorti, le cœur gros, un peu déçu de la tournure du scénario, les papiers signés pour la mise en destruction à la main (mot répété plusieurs fois par la bonne femme, qui sonnaient à chaque fois durement à mes oreilles).
Ma nouvelle voiture était garée à côté de l’ancienne. Un Scenic noir, hyper confortable, à côté de la Mégane rouge bordeaux — la Nonette, comme je l’appelais ; sorte de diminutif pour “dragonnette” ; en rapport à sa couleur et à la petite peluche de dragon que j’avais collée sur le tableau de bord, et qui n’avait pas bougé de toutes ces années jusqu’à ce que je la retire la veille. Son dos avait blanchi au soleil, comme un vieillard, mais gardait son inaltérable petit sourire couillon.
J’ai posé mes deux mains sur le capot sale pour un dernier au revoir. Elle avait belle allure, la Nonette, et elle m’a rendu de bons services, répondant sans faiblir à ma conduite nerveuse et sèche, six ans durant.
Je suis rentré dans l’habitacle de mon Scenic, ai prononcé un dernier adieu, et ai pris le volant pour m’en aller. Juste avant de sortir de la place, j’ai fait brusquement demi-tour pour passer encore une fois devant la Mégane – lui rendre un dernier salut, un dernier regard, à cette bagnole, cette monture que je ne reverrai plus et dont je n’entendrai plus le ronflement du moteur.
Et puis j’ai refait un second tour, car je n’arrivai pas à partir, à me résigner à la laisser derrière moi.
Et j’ai pleuré, bordel. J’ai pleuré pour ma toute première bagnole, que je laissai à l’endroit même où je l’avais achetée. C’était ma première voiture, et j’étais son dernier propriétaire.
Plus de 415000 kilomètres. Pas tous avec moi, bien sûr. Pas même le quart. Mais toujours vaillante, répondant toujours à mes commandes, sans tousser, sans faiblir.
À ce moment-là, je me sentais comme ce cowboy qui met une balle dans la tête de son vieux roncin, faute d’avoir les moyens de le soigner.
Ou comme un berger, qui ne peut se permettre de garder et nourrir son chien rendu boiteux par l’âge.
Pourquoi pleure-t-on un tas de ferraille ?
Peut-être une réminiscence de nos ancêtres, qui, eux, ne montaient rien d’autre que des animaux de chair avec un cœur qui bat.
Peut-être que les animistes ont raison et que même les objets ont une âme.
C’est bizarre de parler d’une voiture comme d’une véritable personne. C’est bizarre d’expérimenter le deuil d’une machine. Mais c’est ainsi.
Adieu, Nonette. Et merci.