Borderline est une saga de romans en 5 tomes et 6 volumes écrite par Zoë Hababou. Sa particularité ? c’est la première saga au monde à mettre en scène l’ayahuasca : cette préparation hallucinogène qui nous fait voir une autre réalité.
On y suit les pérégrinations de Travis, jeune gars paumé, ancien toxico, sans le sou et dans un état moral lamentable. On y suit surtout ses cogitations ; le récit est fragmenté en plusieurs temporalités, plusieurs époques de la vie de Travis ; façon de recoller les morceaux pour comprendre comment il en est arrivé là.
En apparence, Travis est seul. Mais où qu’il aille, deux entités l’accompagnent.
D’abord, il y a sa sœur jumelle : Tyler, à laquelle il voue un amour fusionnel. Presque dès le départ, on apprend qu’elle morte. Comment ? on ne sait pas.
Et puis il y a l’ayahuasca, la liane des morts, qui est l’épicentre de cette histoire. L’ayahuasca est une plante amazonienne, ainsi qu’une mixture chamanique aux nombreux pouvoirs. Elle se veut guérisseuse,mais elle a la fâcheuse tendance à renverser tout ce qu’on l’on croyait tenir pour vrai. 10 ans de psy en une prise ont de quoi faire rêver. Le plus incroyable ? Il ne s’agit pas de fantaisie, la plante existe vraimentet génère une fascination croissante, avec les dérives mercantiles que cela entraîne inévitablement…
Borderline…qu’on peut traduire par marginal, est pour le lecteur l’équivalent d’un uppercut dans le sac mou de ses certitudes mal assurées.
Mais ici, on est loin de la frivolité du personnage éponyme de Belmondo. Le type borderline, c’est celui qui est en marge. En marge de quoi ? de lasociété ? des bonnes mœurs ? une sorte de punk à chiens peut-être ?…
Non. Le borderline dont on parle ici n’est pas un petit joueur. Il est enmarge, oui.
En marge de tout.
Tyler & Travis : au-delà du bien et du mal
Toxicos, violents, asociaux, éruptifs, autodestructeurs et incestueux, telssont Travis et Tyler. Des antihéros extrêmes… et en même temps profondément humains. Car à voir leur parcours de vie, et les piteuses cartes qu’ils ont tirées à la naissance, on ne peut s’empêcher de se demander si on aurait fait mieux qu’eux… et d’en douter.
Ainsi, le nom Borderline est parfaitement adapté.Le livre s’attirera inévitablement des lecteurs en mal de sensations fortes, des lecteurs qui ont envie de se plonger dans la crasse d’une vie éclatée mais fictive, afin que leur vie réelle mais ô combien insatisfaisante leur paraisse plus reluisante.
Les lectures violentes sont une façon comme une autre de se hisser la têtehors de l’eau.Par effet de contraste, plus on voit les gens souffrir, moins on a l’impression d’avoir une vie de merde. Mais ce n’est qu’une manipulation de soi sur soi. Une illusion.
Seulement l’ayahuasca veille. Et les illusions, c’est son truc de les briser.
Plus qu'une histoire, une expérience
Une qualité essentielle de Borderline, c’est que malgré la dureté du récit et l’âpreté de la narration à la première personne, il ne vire jamais au sordide ni au vulgaire.
Concernant le style, tout au plus pourra-t-on déplorer,au départ, que le héros (ou l’auteur) boude à ce point la négation dans sa syntaxe, mais, comme dans L’Attrape-cœurs, de Salinger, cette façon particulière de s’exprimer (assortie d’un langage cru) participe à caractériser le personnage que l’on suit. Travis ne s’embarrasse pasavec les convenances, il ne se prive pas de jurer, d’user d’argot,d’insultes… d’être cash.
La narration prend une forme singulière. Comme précisé en introduction, on saisit Travis alors qu’il sort visiblement d’une terrible épreuve. Au bout du rouleau, sans le sou, malade à en crever et complètement isolé ; Travis va se retourner sur son passé pour en faire le bilan, se remémorant chaque instant qui a compté.
Plusieurs temporalités distinctes s’entrecroisent par fragments successifs et aucun rappel temporel ne vient aider le lecteur à remettre les bouts dans l’ordre. Travis est perdu, on l’est aussi ; mais peu à peu on arrive à démêler les fils de sa mémoire. Ainsi le lecteur se retrouve à effectuer le même travail de reconstitution que le personnage principal.
De ce fait, la partie consacrée au présent dans les premiers volumes est minime ; mais on devine qu’elle prendra de plus en plus d’ampleur au fur et à mesure que Travis et le lecteur auront remonté le fil du passé.
Plus que l’action, la description des états d’âme, dans toute leur complexité et leurs contradictions, est la grande force de Zoë Hababou. On sent les études de philo en arrière-plan ; d’ailleurs, les références à Nietzsche sont fréquentes.
Travis n’est pas simplement un junkie, c’est un personnage qui cherche la transcendance. Seulement il ignore quelle forme elle doit prendre ni comment yaccéder. Voilà pourquoi, en compagnie de sa sœur, tout commence par une autodestruction typique de l’âge adolescent.
Puisque la peur de la mort et de la souffrance est commune à tous, celui qui parvient à la dépasser n’est-il pas au-dessus du lot ? Être capable de sacrifier son vaisseau de chair au son de Led Zeppelin pour laisser l’âme s’envoler et rejoindre le Soleil, n’est-ce pas la manifestation d’une intense volonté de puissance ?
On peut suivre l’évolution de son paradigme, qui vole en éclat à plusieurs reprises, tantôt par ses expériences et à cause de l’âpretéde son vécu, tantôt par la prise de la plante. Et tantôt il s’en félicitera, tantôt il s’en damnera. À ce titre certains dialogues, prenant la forme d’une joute verbale de très haut niveau, s’avèrent particulièrement jouissifs. Quant au lecteur, qui assiste à ce manègefou d’émotions, il trouvera nécessairement dans ce tourbillon desreflets qui le renverront à ses propres tourments. Pour mieux enguérir.
Car l’ayahuasca soigne.C’est une thérapie en accéléré,un shoot de prise de conscience. On vous recommande à longueur dejournée de l’introspection, de la méditation ? Pour mieux se connaître soi-même et sortir de la matrice ? L’ayahuasca fait tout ça en plus vite et plus fort. Mais alors même que, dans un manège qui va trop vite, on serre les fesses sur son siège et les mains sur la rampe, ici il faudra lâcher prise, se laisser emporter, ne rien retenir.
ayahuasca – peinture par Pablo Amaringo
Roman ou compte-rendu autobiographique ?
On remarque très vite une chose dans Borderline, et même si cela semble convenu de le remarquer, dans ce contexte précis, il convient de le signifier : ce livre transpire le vécu.
Si l’auteur n’a certes pas vécu un complet décalqué des événements tels qu’ils sont mis en scène dans l’histoire (du moins on le lui souhaite), les émotions par lesquelles passe Travis, ses réflexions, ses angoisses, ses cogitations, et bien évidemment ses trips à l’ayahuasca; tout cela n’aurait jamais pu être décrit avec une telle force, à la fois brutale comme une mandale de biker et précise comme une flèche de maître zen, si Zoë Hababou n’avait pas vécu elle-même ce grand 8 émotionnel et introspectif que permet la plante des curanderos.
Mieux encore, elle arrive à nous faire saisir l’insaisissable, comme quand Travis, l’espace d’un instant fugace, touche du doigt une vérité fondamentale, et que celle-ci s’efface dès que ressentie, car trop pure et trop grande pour l’esprit humain.
C’est presque comme si l’histoire n’était que le prétexte nécessaire,l’enrobage qui nous conduit aux cérémonies de prise de l’ayahuasca. Ces passages sont le bonbon du lecteur qui, pourtant parfaitement sobre, ressentira à son tour cet inévitable frisson qui survient lorsque le surnaturel vient brouiller les lignes rassurantes de nos perceptions.
Nous avons tous des blessures.En donnant à suivre unpersonnage parmi les plus blessés qui soient, Zoë Hababou s’assure que chaque lecteur puisse puiser dans ce récit quelque chose qui fasse écho à ses propres souffrances et ses propres questionnements internes.
Travis, avec sa psyché abîmée, est le vaisseau grâce auquel le lecteur peut s’immerger dans cette expérience, bien mieux qu’il s’était agi d’un simple résumé journalistique.
Sur internet, les documentaires et les articles à propos de l’ayahuasca fleurissent et sans doute y en aura-t-il de plus en plus. Borderline est donc voué à marquer notre époque en nous donnant à voiret àressentirce qui se produit lors d’une cérémonie de prise d’ayahuasca en compagnie d’un chaman.
Conclusion
Ce n’est pas un livre récréatif, c’est un livre pour les gens borderline, pour les gens paumés, les gens à bout, qui ont le sentimentd’avoir échoué en tout, ceux qui sont au seuil du désespoir et de lafolie, ceux à qui la vie n’apparaît plus que comme un chaos nuisible etla mort comme une échéance alléchante.
C’est un livre pour ceux qui se sont suicidés sans se tuer.
Et pour ceux qui veulent ressusciter de leur vivant.
C’est aussi un livre pour ceux qui cherchent, ceux qui se tabassent la caboche à essayer de piger comment tourne le monde, et ce qu’ils peuvent bien être venus foutre dans cette galère, à part s’ennuyer de leur vie ou souffrir de leur mental et de leur corps.
La vie est belle et elle vaut la peine d’être vécue…
« même quand elle est tragique. »
Cette critique vaut pour les tomes 1 et 2 de Borderline, qui se suivent et se complètent parfaitement.
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Interview de Zoë Hababou par Benoît Ben Raconte Laglaive
Le blog de l’auteur : le Coin des Desperados
Pour en savoir plus sur l’auteur et ses pérégrinations en Amazonie, visitez : le Coin des Desperados.
©Théo Letna - 7 juillet 2022