Théo Letna - auteur, dessinateur

Devrions-nous défendre l'HÉRITAGE ?

Dusty et Cody Rhodes

Le 2 juillet 2007, lorsque Cody Rhodes fait ses premiers pas sur le ring de la WWE, il a tout du fils pistonné. Son père, Dusty Rhodes, alors légende vivante du catch, l'accompagne pour son premier match contre un rival bien installé. Si l'aïeul avait depuis longtemps développé un style et une allure reconnaissables en un clin d'œil, ce n'était encore le cas du fils, trop vert. Pas de physique bigger than life typique dans le monde du catch, pas spécialement charismatique ; compétent, car logiquement bien entraîné, mais sans éclat ; il brillait surtout quand il reprenait les techniques de son père et que le public applaudissait l'hommage.

La reproduction sociale est un phénomène réel. La passation d'un métier de génération en génération était autrefois chose courante, et le phénomène existe encore. Or, tout métier s'accompagne d'une paie et d'un statut social particulier, qui eux-mêmes engendrent un état d'esprit d'échec ou de réussite, de fatalisme ou d'ambition. C'est pourquoi les pauvres font plus volontiers des pauvres, et les riches des riches.

La notion d'héritage est donc considérée par beaucoup comme profondément injuste. Elle ne ferait qu'entériner et accroître les inégalités sociales. Certains se voient léguer des empires à faire fructifier quand d'autres doivent suer sang et haut pour seulement se hisser au deuxième degré de la pyramide de Maslow. Voilà pourquoi, afin de résoudre le problème, on peut voir germer des propositions aussi radicales que de mélanger les bébés à la naissance pour les confier à des parents inconnus — proposition aussi abominable que stupide qui ne ferait qu'ajouter du chaos à l'arbitraire, et un traumatisme à l'injustice. La réalité de la reproduction sociale par le milieu n'en serait pas changée, l'enfant aurait simplement l'angoisse de grandir avec des parents qui ne lui ressemblent pas et une mère qui ne l'aurait pas porté.

Seulement, il y a un problème. Vouloir supprimer l'héritage, c'est occulter le fait que ses effets ne sont pas inaltérables, loin de là. Ils sont nombreux, les exemples de personnes parties de rien et qui ont réussi en tout et, à l'inverse, de riches héritiers qui finissent ruinés après avoir tout flambé. Nous sommes surtout friands des premiers cas, qui font des modèles auxquels nous nous identifions plus volontiers. Nous aimons l'idée que l'on puisse s'émanciper de sa condition première, car il apparaît qu'un héritage qui ne transmet ni bien ni savoir ni dignité est paradoxalement très lourd à porter.

Mais toutes ces considérations se font principalement par les prismes du matérialisme et de l'externalité. Gratitude ou rancune envers un héritage qui se résume à une valeur fiduciaire. Est-il possible d'aller plus loin ?

Car nous l'avons déjà suggéré quelques lignes plus tôt : l'héritage ne se limite pas au patrimoine de nos parents. S'agit-il alors de leur génétique ? de leur milieu culturel et social et des connaissances qu'ils permettent de lier ? Non plus.

Sommes-nous alors, en prenant du recul et en considérant les choses à plus vaste échelle, les héritiers du pays dans lequel on vit, de la grande histoire et même – plus loin encore – de l'état de la planète ? Pas davantage. Car tout ceci se rapporte encore à des facteurs externes, sur lesquels ne semble jouer que la fatalité de la naissance. On naît chanceux ou on ne l'est pas. Alors il faut rebrousser chemin, revenir en arrière, revenir à l'essentiel, cesser de regarder ailleurs, revenir à soi.

Le jouet - film 1976

Pierre Rambal-Cochet, puissant homme d'affaires, offre à son fils tout ce qu'il désire (Le jouet, 1976)

Cet héritier que nous avons TOUS en commun

« Je fais aujourd’hui avec le legs que je me suis accordé hier… »

C'est une erreur fondamentale que d'être contre la notion d’héritage, car cela revient à vouloir gommer les effets du passé, faire amnésie de tout, prétendre réécrire ce qui fut selon ce que l'on estime devoir être, comme si rien ne devait durer ni n’avoir d’effet. Mais nous sommes tous des héritiers en puissance, à commencer... de nous-mêmes.

Je fais aujourd’hui avec le legs que je me suis accordé hier ; s'il ne fait pas toujours ma joie, il m'oblige à une sorte de générosité. Chaque action, chaque geste, chaque parole est à la fois une pierre sur l’édifice de ma vie passée et une graine pour mon futur.

Il peut s'agir de toutes sortes de choses, tour à tour insignifiantes ou évidentes, bonnes ou mauvaises, avec des effets immédiats ou décalés...

📚 C’est un livre que tu achètes et qui occupera dix ans un espace dans ta bibliothèque, cinq heures de ta vie et fécondera mille de tes pensées.
🍹 C’est cette soirée où tu préfères aller boire plutôt que te reposer, consommant l’ivresse, ta gueule de bois du lendemain, et une mauvaise semaine.
🙊 C’est ce mot que tu ravales sur tes lèvres pincées, et qui te fera hurler plus tard en t’arrachant les cheveux pour ne les avoir pas prononcés à temps.
💥 C'est cette impulsion de destruction, ce geste brusque, cette libération physique et jouissive auxquels tu cèdes en t'imaginant qu'il n'y aura aucune conséquence, mais en oubliant qu'il faudra en rendre compte devant ton miroir.
🏋️‍♂️ C'est une habitude que tu maintiens pendant une longue période, et qui te transforme physiquement ou intellectuellement. Entre pratiquer un sport, apprendre un art appliqué ou jouer au dernier jeu vidéo online, qu'est-ce qui fera la différence, à terme ?
💞 C'est sortir et rencontrer des inconnus, qui deviendront des amis, qui logeront ta vie et ton cœur en les réchauffant de leurs rires.
🌱 C’est cette graine que tu plantes un matin, et qui six mois plus tard donnera des fleurs, et qui six ans plus tard donnera des fruits, et qui soixante ans plus tard nourrira ta descendance.

Nous sommes tous héritiers — héritiers de nos audaces, de nos échecs, de nos réussites et de nos vœux.

N'accusez pas seulement les facteurs externes quand vous avez un si grand pouvoir.
La première responsabilité, c’est de soi à soi.

M.C. Escher - Autoportrait au miroir sphérique

M.C. Escher - Autoportrait au miroir sphérique, 1935

Être digne de son héritage

Le 16 février 2015, Cody Rhodes se retrouve à lutter en équipe avec son grand frère Dustin. Depuis deux décennies, Dustin interpète avec succès un personnage ambigu et coloré nommé Goldust. Si son excentricité lui permet de participer régulièrement à des segments originaux, ce n'est pas une gimmick avec laquelle on fédère le public afin de prétendre aux championnats les plus prestigieux.

Pour s'ajuster à son frère, Cody est contraint d'interpréter Stardust, un personnage clownesque avec lequel il ne pourra jamais toucher les étoiles. Lui qui est arrivé dans l'ombre de son père, se retrouve maintenant dans l'ombre de son frère, condamné à des rivalités de piètre envergure dans ce qu'on appelle la midcard, où gravitent les catcheurs de seconde zone.

Lors de sa dernière apparition télévisée, son père, Dusty Rhodes, le supplie de revenir à la raison. Le segment est scrypté, mais la double lecture est évidente. Cody s'est perdu, et l'on voit mal, à ce moment, comment sa carrière pourrait se relever. L'héritage est consommé, le fils prodige a échoué.

À la fin du show, Stardust, hystérique, la voix tremblante, jette au visage de son père : « Cody Rhodes est mort ! Et en ce qui me concerne, mon père aussi. »

Dusty The Amercan Dream Rhodes mourra quelques mois plus tard, en juin 2015. Stardust, lui, errera encore une terne année à la WWE avant de claquer la porte, préférant démissionner de lui-même plutôt que d'être gardé dans les placards par commisération.

De gauche à droite : Cody Rhodes en Stardust, son grand frère Dustin en Goldust, son père Dusty Rhodes. (lien de la vidéo)

Son histoire aurait pu s'arrêter là ; ça aurait été l'histoire d'une chute, d'un gosse qui n'était pas assez grand pour son héritage, d'un type à qui on a tout donné et qui n'en a rien fait.

Mais Cody Rhodes a de la ressource, il est tenace, il y croit. Il accepte de redescendre les échelons, il lutte plusieurs années dans des fédérations moins importantes. Il se reconstruit progressivement à Evolve, à la Ring of Honor, au Japon... Un nouveau personnage émerge : The American Nightmare, par opposition à son père dont le surnom était The American Dream. Mais dans l'opposition, il y a toujours continuité, en réalité, jusqu'aux cheveux platine qu'il reprendra à son compte.

Cody Rhodes passe six ans hors de la WWE. Six ans de lutte acharnée dans et au-dehors des rings, six ans à s'extraire de l'ombre de son père, pour ne plus vivre sous elle, mais à sa suite, et la prolonger.

En avril 2022, c'est fort de nombreux accomplissements, de plusieurs titres de champion et rien moins que la création d'une toute nouvelle fédération de catch — la AEW —, que Cody revient à la WWE. Rapidement, il devient un prétendant sérieux au titre majeur. Au terme d'une longue rivalité avec le champion d'alors, Roman Reigns, lui-même héritier d'une très longue dynastie de catcheur samoans, Cody Rhodes remporte le Graal, sous la forme du titre de Undisputed WWE Championship.

Ainsi, c'est au terme d'une longue chute puis d'une traversée du désert que Cody aura finalement atteint le firmament. Parce qu'au lieu de s'avouer vaincu et de s'écraser, il s'est accroché et a su rebondir. Pour sauter plus loin, on prend de l'élan. Pour prendre de l'élan, on recule. C'est le moment critique où beaucoup perdent courage. C'est le moment où il n'y a plus ni riche, ni pauvre, ni dominant, ni dominé. C'est le moment où il n'y a plus que l'homme, et ce qu'il a dans les tripes.

Malgré les échecs, malgré l'humiliation, malgré le deuil, le fils prodige a touché les étoiles. Le père défunt peut lui sourire depuis les cieux, lui qui n'avait remporté aucun titre majeur à la WWE.

L'héritage nous oblige, même quand il semble dérisoire. Les héritiers frauduleux qui se complaisent dans la fatalité ou jouissent sans humilité auront toujours notre plus grand mépris. Mais ceux qui s'appuient sur le patrimoine transmis (génétique, matériel ou intellectuel) pour le perpétuer, et parfois même pour le tirer vers de plus hauts sommets, s'inscrivent dans la marche du monde.

L'héritier qui reçoit est un passeur. Nous sommes tous des passeurs. Nous transmettons et nous disparaissons.

Développer la conscience de l'être

C’est un apprentissage pénible, mais hautement libérateur, que de se regarder agir comme un metteur en scène observe les gesticulations d'un acteur. Nous jouons tous un rôle, le plus souvent sans même nous en apercevoir. Ce rôle est en grande partie déterminé par l'environnement social, comme nous l'avons vu, mais pas seulement. Il l'est aussi par notre propre comportement, qui exige une continuité. Le déprimé déprime, le fonceur fonce, le magouilleur magouille... Et cela peut continuer longtemps ; la plupart des gens ne font que réagir aux stimulus externes, tant que rien de nouveau ne se passe autour d'eux, alors rien de nouveau n'émane au-dedans d'eux.

Ainsi, ce n'est qu'en prenant de la distance par rapport à soi-même, en s'observant agir d'un œil critique et lucide, que l'on peut envisager de s'émanciper de son propre carcan.

C'est alors que commence le vrai travail ; de toutes nouvelles habitudes à mettre en place, un nouveau paradigme à construire, voir le monde autrement que comme on l'a toujours vu, et agir en conséquence... Il n’y a qu’ainsi que l'on briser ses chaînes et passer à un niveau supérieur de conscience. Mais c'est un long chemin. L'émancipation est une trahison, et les vieilles habitudes des marâtres acharnées.

Certains jours, je suis fier ; d'autres, je déplore mes actions. Chaque soir, je tire le bilan de ma journée. Ce n’est pas mon ange gardien qui me juge, c’est les potentiels que je laisse mourir lorsque je ne fais pas ce qu'il faut ou que je me fourvoie dans l'erreur.

Une responsabilité de chaque seconde

La notion d’héritage implique la notion de temporalité, donc de l'impermanence des choses, et in fine de la mort. Toujours elle.
Chaque seconde est héritière de la précédente. C’est parce qu’il y a un passé et un avenir que maintenant a du sens. Sinon autant jouer à Dofus pour la 786e heure ou, par mimétisme, binge-watcher la dernière série qui buzz, mais que tout le monde aura déjà oublié la semaine d'après.

« Chaque heure contient un potentiel réalisable. Donc quand tu perds du temps, tu ne fais pas que perdre ce temps, tu perds aussi les opportunités qui étaient contenues dans ce temps. » — Yehia Benchetrit

Le temps qui passe permet toutes les offrandes. Chaque instant donne l’opportunité de se faire un cadeau de soi à soi, d'agir avec maîtrise et présence, de ne plus se laisser dicter sa conduite mécaniquement par le conditionnement issu de notre milieu, mais de reprendre la main une bonne fois sur qui l'on est, ce que l'on veut et ce que l'on fait.

En conséquence, riches ou pauvres, nous hériterons tous de la même quantité : la somme de nos actes.

Je suis héritier de ma propre personne. Et plus je m’imprègne de cette idée, plus j’ai envie de prendre soin de moi, plus j’apprends à me faire confiance, et plus je m’aime comme j’aurais toujours dû m’aimer ; non pas en m'abandonnant à une forme grossière de narcissisme, mais comme un compagnon de route fiable et respectable, un ami qui était, est, et sera à mes côtés pour le temps que durera cette vie-là.

Your future self is watching you

Ton futur toi te regarde à travers tes souvenirs.

« Il y a une hérédité de nous à nous-mêmes. » — Louis Jouvet

Un jour on m'a comparé à Louis Jouvet. Je ne connaissais pas cet acteur. Quelque temps après la rédaction de ce texte, je tombe sur cette citation de lui qui en est un écho parfait. La vie est fascinante.

©Théo Letna - 8 février 2023

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