Quand un livre ne vous plaît pas, est-ce parce qu'il est mauvais ou parce que VOUS avez été un mauvais lecteur ?
Pour savoir comment aborder un livre, il ne suffit pas d'en connaître le thème ou d'en avoir lu la 4e de couverture.
Certains lecteurs prudents n'hésitent pas à feuilleter quelques pages pour se rendre compte à la fois du ton de l'histoire et du style de l'auteur. Certains vont même plus (trop ?) loin et filent directement lire la fin pour s'assurer qu'elle puisse leur convenir.
Mais il y a un élément auquel nous pensons peu alors que nous y sommes très réceptifs ; un élément qui permet de traduire l'intention de l'auteur et qui indique au lecteur la bonne approche à avoir avant de commencer la lecture : le découpage.
Mais avant que de vous décrire en quoi consiste le découpage d'un roman, il faut que je vous parle d'un livre ; un livre à propos duquel je n'avais aucun contexte, si ce n'est que son auteur est l'un des plus importants de la littérature russe du XXe siècle : Une journée d’Ivan Denissovitch, d' Alexandre Soljenitsyne .
Une évidence m'est apparue une fois que j'ai refermé le livre. Car lorsque j’ai commencé à le lire, j’ai commis une erreur…
L'art d'être un bon lecteur
On ne peut pas lire tous les livres de la même façon. Parfois, il faut connaître l’intention de l’auteur et s’y plier afin de pouvoir apprécier l’histoire. Aussi, ce livre d’Alexandre Soljenitsyne a une particularité :
Il n’y a AUCUN chapitrage.
Et pas non plus le moindre saut de paragraphe. On est emporté du début à la fin sans interruption.
Comme l’indique le titre, les 200 pages de cette histoire ne relatent qu'une seule journée de son protagoniste éponyme : Ivan Denissovitch — Choukhov, de son surnom —, prisonnier du Goulag dans la Russie soviétique post 2d GM.
L'histoire est écrite à la 3e personne, mais la narration emploie des termes argotiques, comme si Choukhov lui-même se regardait faire. Pas d’envolées lyriques, pas de belles phrases ni de belles découpures pour rythmer le récit. On pense bref, on cause peu.
Tom Courtenay dans le rôle de Choukhov
Pour moi, l’ennui a rapidement commencé à poindre. Les 3 premiers soirs de ma lecture, je n’ai lu qu’une trentaine de pages chaque fois avant de couper la lumière.
Il ne se passe rien d’époustouflant dans une journée de travail d’un camp de prisonniers en Russie. Ça donne l’impression que l’histoire piétine. On passe des phrases entières à s’intéresser à l’état de ses bottes, au quignon de pain qu’il garde dans un chiffon pour s’en servir de cuillère et racler la bouillie d’avoine au fond du bol, au rassemblement des prisonniers pour travailler. Il y a pas mal de prénoms, et si l'on n’est pas coutumier des patronymes russes, ils ne sont pas faciles à retenir.
Mais l’erreur était la mienne. Mon erreur de lecteur.
Car l’indice est dans le titre autant que dans le découpage.
Des prisonniers travaillent au Goulag.
Le 4e soir, ayant hâte d'en finir mais n'aimant pas abandonner un livre commencé, j’ai prolongé ma lecture jusqu’à la fin du récit. Et là, j’ai compris.
Une journée d’Ivan Denissovitch, il faut le vivre AVEC et COMME le personnage. D’une traite. Laisse-toi emporter comme si t’étais poussé au cul par le vent gelé et par la menace d’un coup de cravache d’un garde.
Tu veux faire une pause ? Mais Choukhov, lui, n’a pas droit à une pause, sinon c’est le mitard, direct. La menace de cette punition est d’ailleurs introduite dès les premières pages. Sa situation est déjà presque invivable ? elle peut encore s’aggraver. Alors pas de pause et au travail.
Les bottes de Choukhov, s’il en cause autant, c’est parce que quand tu bosses dehors par –30°, ta vie en dépend. Et quand on te demande de travailler fort en ne te donnant à manger que de la bouillie d’avoine, alors un quignon de pain, c’est un trésor.
La vie de Choukhov n’a rien de charmant ni de poétique. Donc la lecture ne l’est pas non plus. À la rigueur, ce serait presque obscène de faire du lyrique dans un tel contexte.
Voilà la leçon d’Alexandre Soljenitsyne, lui-même ancien captif du Goulag et à qui l'on doit, grâce à ce livre ainsi que, quelques années plus tard, à l'Archipel du Goulag, d'avoir mis à jour les horreur du régime .
Grâce à lui, nous comprenons qu’un livre n’a pas toujours vocation à être agréable ni divertissant au sens du sacro-saint fun contemporain. Nous comprenons qu’il faut parfois consentir à adapter sa lecture pour la faire correspondre à l’intention de l’auteur — à condition, bien sûr, que celle-ci soit clairement identifiable.
Une leçon de découpage : oser déplaire au lecteur pour servir le récit
Le découpage, c'est donc l'art d'organiser et scinder son texte en diverses parties : les paragraphes donnent des scènes, qui ensemble forment des chapitres, qui à la fin font un roman, qui lui-même peut s'intégrer dans une série en plusieurs tomes.
Beaucoup d'auteurs voudraient trouver la formule magique pour s'assurer un succès commercial et critique systématique, mais est-ce vraiment le but ? Il est vrai que la formule magique a déjà quelques ingrédients connus.
Voulez-vous écrire votre histoire selon un formatage calibré pour le succès populaire ? Tenez-vous donc à penser votre récit comme un produit qu'il faut impérativement vendre — et vendre beaucoup —, quitte à sacrifier à une consensualité lénifiante ?
Ou voulez-vous en priorité raconter votre histoire comme elle le DEMANDE ?
Aujourd’hui, on a trop peur d’ennuyer le lecteur, de le fatiguer. Alors on se retient, on se comprime dans une narration enfantine surdécoupée ; et s’il faut, on mettra bientôt les mots importants en couleur pour conserver sa si précieuse attention — tout comme je mets des images et des mots en gras dans cet article pour vous seoir.
Seulement ce n’est pas ainsi qu’on lui fera vivre une expérience marquante. Certes, il sera plus enclin à en demander plus, tout comme on est plus enclins à revenir vers un Mac Do plutôt que vers un resto tradi. Parce que c’est facile, sans danger, sans réelle surprise, plus sécurisant, plus standardisé.
Plus oubliable.
Alors mettez au clair vos intentions. Que voulez-vous vraiment ? Un produit littéraire qui se vende comme des petits pains et se digère tout aussi bien ? ou une histoire qui laissera une empreinte dans le cœur et la mémoire de vos lecteurs ? Les deux, peut-être ? Vous avez tout à fait le droit de faire tantôt l'un tantôt l'autre ; de l'alimentaire et de l'art alternativement. Cela ne demande qu'un peu de génie.
Pour moi, une journée d’Ivan Denissovitch rejoint le Château de Kafka comme l’une des expériences de lecture les plus puissantes qu’il m’ait été donné de vivre. Oui, vivre.
Face au froid qui accable cet homme, face à cette réalité qui fut celle des prisonniers du Goulag, mon édredon doux et chaud m’est soudain apparu comme une richesse inestimable.
Malgré des douleurs musculaires inquiétantes, Choukhov a réussi à voler un bol d’avoine supplémentaire et à faire du bon travail. Ses interactions avec les autres prisonniers sont précieuses et lui permettent d’obtenir leur reconnaissance. Pour lui, c’est une bonne journée.
Parce qu’on n’a rien vécu de tel, cette époque paraît déjà lointaine comme une fable, mais à l'échelle de l'Histoire, c'était hier.
La lecture fut harassante ? Assurément. Mais ça en valait la peine.
J’ai partagé la joie d'Ivan, et son soulagement, plus que je n’aurais pu le faire si l’histoire avait été sagement chapitrée, autorisant une lecture par petits bouts. Je me suis plié à l’exigence de Soljenitsyne et j’en suis récompensé.
Le lecteur se plie à l’auteur et l’alchimie fonctionne, car l’auteur a une intention claire ; il sait ce qu’il veut dire et pourquoi il veut le dire. Ayant répondu à cette question, alors le « comment » lui apparaît clairement.
À l'heure où de très nombreux auteurs inexpérimentés et adeptes des publications en ligne se demandent quelle est la taille idéale d'un bon chapitre, et comment découper son récit pour ne pas perdre le lecteur, je dis ceci :
Osez incommoder le lecteur, osez l’ennuyer, le dégoûter, le brusquer, le navrer. Osez écrire des textes qui le mettent l’épreuve. Osez lui faire vivre une expérience forte…
Osez lui montrer la Vie.