Lamentations sur moi-même
Les signes du temps qui passe m’effraient. Et plus je prends de l’âge, plus ces signes se multiplient.
Quand tu as eu la chance d'éviter longtemps le deuil de tes proches, c'est ton miroir, qui le premier te fait voir la prise du temps qui passe. Quand tu commences à voir partir les premiers lambeaux de ce qui te constitue, c'est là que naît véritablement la peur de la mort ; la prise de conscience que tout a une fin, à commencer par soi-même, et que la décomposition commence de son vivant. Cette idée funeste, on la sent physiquement nous pénétrer les tripes, et nous emplir de mal-être.
Je me souviens, plus jeune, j’affirmais à qui voulait l’entendre que la mort ne me faisait pas peur. Je le disais avec la morgue et l’insouciance qui caractérisent l’âge adolescent. Ah, pauvre de moi… J’ignorai alors combien la mort a d’atouts pour s’imposer à ton esprit et t’inspirer la crainte qu’elle mérite.
Autrefois, la perspective de ma propre mort me paraissait plus éloignée et dérisoire que celle de mes proches.
L'image de l'homme qui voit disparaître peu à peu famille, amis, un par un tous ses repères et ce qui constitue son monde, jusqu’à se retrouver seul avec lui-même, ses remords et ses regrets comme seule compagnie pour tromper sa solitude, cette image me saisissait d'angoisse. On verra les blés tomber autour de soi.
Et puis une fois commencé, cela ne s’arrête plus. L'idée devient obsédante.
Je regarde un film, et je vois des personnages qui avant étaient des grands, et qui maintenant sont des gamins.
Je me passe un cd de musique, et je sais que le groupe s’est séparé depuis longtemps ou que le chanteur est mort.
Je vois la jeunesse d’aujourd’hui et je sais que je n’en fais plus partie ; les nouvelles vedettes ne sont plus des grands frères.
Je contemple mes vieilles photos et je vois un garçon qui a cessé d’être moi. Je n'ai pas été assez vite, et me suis laissé aller.
Je me dis : « Tu ne seras jamais plus jeune qu'aujourd'hui, et tout est déjà joué. »
Tout me renvoie au temps qui passe. Je repense à mes nombreux projets d'enfance, à mes vieux rêves que régulièrement je dépoussiérai pour me donner l'illusion d'en faire quelque chose, avant que de systématiquement les reléguer dans un recoin de mon esprit. J'ai agi, posé quelques pierres qui font un début de quelque chose, mais à la fin, rien n'est accompli. Rien ne ressemble plus à une ruine qu'un édifice inachevé.
Ainsi, la dernière pierre n'étant jamais posée, le rêve reste protégé – la réalité ne peut, en le brisant, me juger insuffisant. Je l'aurais simplement laissé pourrir. Seulement, pour la première fois de ma vie, je sens que ma fenêtre d'espérance rétrécit, que mes possibilités s’amenuisent, et que c'est à l'intérieur même de mon esprit que le rêve pourrait mourir.
Big Red Monster, what have you become ?
Le matin où j’écris ces lignes, je suis tombé par hasard sur une vidéo. On y voit Kane, un catcheur, lors de son entrée vers le ring, avec les jets de flamme, les spots rouge vif qui baignent l’arène d’une ambiance infernale, et la musique enragée de Finger Eleven.
Kane… ce n’était même pas mon catcheur préféré, mais ses apparitions étaient toujours remarquables.
Kane… ici au meilleur de sa forme, il y a presque 20 ans déjà, lors d’un moment d’anthologie que les amateurs de catch prennent plaisir à revoir.
Ah, quelle aura il dégageait, quelle puissance il inspirait !
Je dois être le seul fou qui trouve à s’émouvoir devant un colosse de 150 kilos qui s'avance vers un ring pour régler ses comptes. Et pourtant... Si l’art doit provoquer des émotions, alors cette séquence est un chef-d'œuvre. Tout y est : les cris du public, le chant aux paroles funestes, la silhouette imposante du Big Red Monster, le visage apeuré d’Eric Bischoff qui voit ce monstre enchaîné et escorté par six agents de police marcher vers lui. Un instant précieux. Un instant unique, qui, jamais plus jamais, ne saurait être reproduit par quiconque.
Car ce Kane-là n’existe plus. Ses muscles se sont affaissés, la tenue rouge feu a été troquée contre des chemises sages, le regard s’est adouci, l’aura s’est tassée. Le temps a pris son dû. Glenn Jacobs ne peut plus jouer à être Kane.
Comme on aimerait pouvoir manipuler l'horloge à sa guise. Comme on aimerait pouvoir tout stopper pour prolonger ses joies ou accélérer pour écourter ses peines ; comme on aimerait pouvoir revenir en arrière afin de revivre à volonté les moments les plus exaltants, mais aussi pour découvrir ces chemins inexplorés que l'on n'a pas pris, par peur, par choix ou par ignorance.
Je vois les catcheurs tels qu’ils m’ont fait rêver à l’époque puis tels qu’ils sont aujourd’hui ; et je vois comment leur corps a changé, comment la vieillesse a fait fondre la chair et les muscles comme de la cire chaude, comment les visages se sont creusés de rides, comment les paupières se sont affaissées, comment les yeux ont perdu de leur éclat ; comment la fougue, l’énergie et la rage ont décliné, à la façon d’un feu de cheminée dont il ne reste plus que quelques braises éparses au milieu d'un tas de cendre grise et froide, et une persistante odeur âcre qui n’a plus rien de réconfortant.
Une phrase me revient en tête : « Don’t cry because it’s over; smile because it happened. »
L'idée est de quelque réconfort, mais pour ma part : nothing that good has happened et je continue de plonger dans l'abîme...
Hier est mort, le présent est en deuil, faut-il encore compter sur demain ?
Tout me renvoie à mes espérances rétractées, que soulignent mes cheveux blancs, et cette peur nouvelle-née de les perdre ; à ma peau qui se couvre de craquelures et de taches, à mes articulations qui craquent, à mes muscles qui eux aussi vont s’affaisser, à ce visage que je reconnais mal et à mes yeux où je quête la flamme, pour m’assurer qu’elle est toujours là… Car je la vois qui vacille ; elle est si fragile ; comment pourrais-je la raviver ? est-il encore temps ?
Un homme est au meilleur de sa forme entre 30 et 40 ans.
J’écris ce texte l’année de mes 29 ans. J’ai, depuis un moment déjà, un sentiment d’urgence qui parfois m’étreint et me noue l’estomac ; une furieuse envie de vivre, et la certitude que le temps m’est compté.
On pourrait me retourner que les exemples sont nombreux d’individus qui se sont pleinement épanouis tardivement. On ne peut se baser que sur des personnes illustres, alors citons par exemple Ray Kroc, Louis de Funès ou Tommy Lee Jones...
L'idée est de quelque réconfort, mais qui me garantit que mes os supporteront mes vains espoirs encore deux décennies ? C’est maintenant que je veux vivre. Maintenant et pas plus tard.
Au crépuscule de sa vie, Jean d’Ormesson se posait la question : « qu’ai-je donc fait ? »
Je veux pouvoir répondre d'une voix claire : « J’ai vécu. »
Oui, j’ai vécu. J’ai fait tout ce que je voulais faire. Je n’ai pas tout réussi, mais j’ai au moins fait du mieux que j'ai pu. J’ai donné le meilleur de moi-même, sans retenue. Je n’ai pas laissé le temps passer devant moi, j'ai mené ma barque. Au bout du compte, j’ai fait en sorte que ma vie soit désirable, et en conséquence je peux la laisser aller le cœur léger, avec la certitude réconfortante de l’avoir bien occupée. Oui, j’ai vécu, et bien vécu.
Voilà ce que je veux.
Face à la mort auras-tu le soupir du résigné ou le sourire du bienheureux ?
16 janvier 2021