Théo Letna - auteur, dessinateur

Savez-vous lire vos romans CORRECTEMENT ?

Alexandre Soljenitsyne

PremiĂšre nouvelle : frĂ©quenter les librairies et avoir une bibliothĂšque plus remplie qu'un stand de bonbons un soir d'Halloween ne fait pas forcĂ©ment de vous un BON lecteur. Mais alors comment savoir si vous ĂȘtes un bon lecteur ? Et d'abord, c'est quoi un bon lecteur ?

Une Ă©vidence m'est apparue lorsque j'ai refermĂ© le livre Une journĂ©e d’Ivan Denissovitch, d’Alexandre Soljenitsyne : il y a bel et bien une bonne façon d'aborder la lecture d'un livre.

Je vais donc vous transmettre les deux leçons majeures Ă  en retirer : une leçon concerne ce qui lisent (donc vous, puisque vous ĂȘtes lĂ . Bonjour, d'ailleurs 😁), l’autre concerne ce qui Ă©crivent, dont je suis, Ă  l'Ă©vidence.

Lorsque j’ai commencĂ© Ă  le lire, j’ai commis une erreur


couverture du roman Une journée d'Ivan Denissovitch

Apprendre Ă  identifier l'intention de l'auteur

On ne peut pas lire tous les livres de la mĂȘme façon. Parfois, il faut connaĂźtre l’intention de l’auteur et s’y plier afin de pouvoir apprĂ©cier l’histoire. Aussi, ce livre d’Alexandre Soljenitsyne a une particularitĂ© :

Il n’y a AUCUN chapitrage.

Et pas non plus le moindre saut de paragraphe. On est emporté du début à la fin sans interruption.

Page du livre : Une journée d'Ivan Denissovitch

Comme l’indique le titre, les 200 pages de cette histoire ne relatent qu'une seule journĂ©e de son protagoniste Ă©ponyme : Choukhov, de son surnom, prisonnier du goulag dans la Russie stalinienne post 2d GM.

L'histoire est Ă©crite Ă  la 3e personne, mais la narration emploie des termes argotiques, comme si Choukhov lui-mĂȘme se regardait faire. Pas d’envolĂ©es lyriques, pas de belles phrases ni de belles dĂ©coupures pour rythmer le rĂ©cit. On pense bref, on cause peu.

Tom Courtenay dans une journée d'Ivan Denissovitch, film

Tom Courtenay dans le rĂŽle de Choukhov

Pour moi, l’ennui a rapidement commencĂ© Ă  poindre. Les 3 premiers soirs de ma lecture, je n’ai lu qu’une trentaine de pages chaque fois avant de couper la lumiĂšre.

Il ne se passe rien d’époustouflant dans une journĂ©e de travail d’un camp de prisonniers en Russie. Ça donne l’impression que l’histoire piĂ©tine. On passe des phrases entiĂšres Ă  s’intĂ©resser Ă  l’état de ses bottes, au quignon de pain qu’il garde dans un chiffon pour s’en servir de cuillĂšre et racler la bouillie d’avoine au fond du bol, au rassemblement des prisonniers pour travailler. Il y a pas mal de prĂ©noms, et si l'on n’est pas coutumier des patronymes russes, ils ne sont pas faciles Ă  retenir.

Mais l’erreur Ă©tait la mienne. Mon erreur de lecteur.
Car l’indice est dans le titre autant que dans le dĂ©coupage.

photo du film une journée d'Ivan Denissovitch avec des travailleurs au goulag

Des prisonniers travaillent au goulag.

Le 4e soir, ayant hĂąte d'en finir mais n'aimant pas abandonner un livre commencĂ©, j’ai prolongĂ© ma lecture jusqu’à la fin du rĂ©cit. Et lĂ , j’ai compris.

Une journĂ©e d’Ivan Denissovitch, il faut le vivre AVEC et COMME le personnage. D’une traite. Laisse-toi emporter comme si t’étais poussĂ© au cul par le vent gelĂ© et par la menace d’un coup de cravache d’un garde.

Tu veux faire une pause ? Mais Choukhov, lui, n’a pas droit Ă  une pause, sinon c’est le mitard, direct. La menace de cette punition est d’ailleurs introduite dĂšs les premiĂšres pages. Sa situation est dĂ©jĂ  presque invivable ? elle peut encore s’aggraver. Alors pas de pause et au travail.

Les bottes de Choukhov, s’il en cause autant, c’est parce que quand tu bosses dehors par –30°, ta vie en dĂ©pend. Et quand on te demande de travailler fort en ne te donnant Ă  manger que de la bouillie d’avoine, alors un quignon de pain, c’est un trĂ©sor.

La vie de Choukhov n’a rien de charmant ni de poĂ©tique. Donc la lecture ne l’est pas non plus. À la rigueur, ce serait presque obscĂšne de faire du lyrique dans un tel contexte.

VoilĂ  la leçon d’Alexandre Soljenitsyne, Ă©crivain hors pair, et lui-mĂȘme ancien captif des goulags.

GrĂące Ă  lui, nous comprenons qu’un livre n’a pas toujours vocation Ă  ĂȘtre agrĂ©able ni divertissant au sens du sacro-saint fun contemporain. Nous comprenons qu’il faut parfois consentir Ă  adapter sa lecture pour la faire correspondre Ă  l’intention de l’auteur — Ă  condition, bien sĂ»r, que celle-ci soit clairement identifiable.

Leçon pour les auteurs : osez ĂȘtre DÉSAGRÉABLE quand il le faut

Beaucoup voudraient trouver la formule magique du bon bouquin pour s'assurer un succĂšs commercial et critique systĂ©matique, mais est-ce vraiment le but ? Tenez-vous absolument Ă  ĂȘtre le prochain Gilles Legardinier ou Guillaume Musso, dont le compte en banque est aussi rempli que l'Ɠuvre est creuse ? (Ce sont des hommes trĂšs compĂ©tents, n'en doutez pas.)

Ou voulez-vous en prioritĂ© raconter votre histoire comme elle le DEMANDE ?

Aujourd’hui, on a trop peur d’ennuyer le lecteur, de le fatiguer. Alors on se retient, on se comprime dans une narration enfantine surdĂ©coupĂ©e ; et s’il faut, on mettra bientĂŽt les mots importants en couleur pour conserver sa si prĂ©cieuse attention — tout comme je mets des images et des mots en gras dans cet article pour vous seoir.

Seulement ce n’est pas ainsi qu’on lui fera vivre une expĂ©rience marquante. Certes, il sera plus enclin Ă  revenir tout comme on est plus enclins Ă  revenir vers un Mac Do plutĂŽt que vers un resto tradi.

Parce que c’est facile, sans danger, sans rĂ©elle surprise. Plus sĂ©curisant. Plus standardisĂ©.

Plus oubliable.

Alors mettez au clair vos intentions. Que voulez-vous vraiment ? Un produit littĂ©raire qui se vende comme des petits pains et se digĂšre tout aussi bien ? ou une histoire qui laissera une empreinte dans le cƓur et la mĂ©moire de vos lecteurs ? Les deux, peut-ĂȘtre ? Vous avez tout Ă  fait le droit d'alterner. Cela ne demande qu'un peu de gĂ©nie.

Pour moi, une journĂ©e d’Ivan Denissovitch rejoint le ChĂąteau de Kafka comme l’une des expĂ©riences de lecture les plus puissantes qu’il m’ait Ă©tĂ© donnĂ© de vivre. Oui, vivre.

Face au froid qui accable cet homme, face Ă  cette rĂ©alitĂ© qui fut celle des prisonniers du goulag, mon Ă©dredon doux et chaud m’est soudain apparu comme une richesse inestimable.

MalgrĂ© des douleurs musculaires inquiĂ©tantes, Choukhov a rĂ©ussi Ă  voler un bol d’avoine supplĂ©mentaire et Ă  faire du bon travail. Ses interactions avec les autres prisonniers sont prĂ©cieuses et lui permettent d’obtenir leur reconnaissance. Pour lui, c’est une bonne journĂ©e.

Parce qu’on n’a rien vĂ©cu de tel, cette Ă©poque paraĂźt dĂ©jĂ  lointaine comme une fable, mais Ă  l'Ă©chelle de l'Histoire, c'Ă©tait hier.

photo du film une journée d'Ivan Denissovitch, avec des prisonniers à la cantine du goulag

La lecture fut harassante ? Assurément. Mais ça en valait la peine.
J’ai partagĂ© la joie d'Ivan, et son soulagement, plus que je n’aurais pu le faire si l’histoire avait Ă©tĂ© sagement chapitrĂ©e, autorisant une lecture par petits bouts. Je me suis pliĂ© Ă  l’exigence de Soljenitsyne et j’en suis rĂ©compensĂ©.

Le lecteur se plie Ă  l’auteur et l’alchimie fonctionne, car l’auteur a une intention claire ; il sait ce qu’il veut dire et pourquoi il veut le dire. Ayant rĂ©pondu Ă  cette question, alors le « comment » lui apparaĂźt clairement.

À l'heure oĂč de trĂšs nombreux auteurs inexpĂ©rimentĂ©s et adeptes des publications en ligne se demandent quelle est la taille idĂ©ale d'un bon dĂ©coupage, combien de lignes doit faire un chapitre pour ne pas perdre le lecteur, je dis ceci :
Osez incommoder le lecteur, osez l’ennuyer, le dĂ©goĂ»ter, le brusquer, le navrer. Osez Ă©crire des textes qui le mettent l’épreuve. Osez lui faire vivre une expĂ©rience forte


Osez lui montrer la Vie.

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