Quand vous mentionnez L'Étranger d'Albert Camus, vous ne parlez pas simplement d'un classique de la littérature française, vous parlez aussi d'un des romans français les plus lus au monde. L'Étranger est donc un ambassadeur de la littérature française, tout comme Mireille Mathieu est l'ambassadrice de la musique française en Russie ou Gérard Depardieu l'ambassadeur de notre cinéma.
Albert Camus a marqué la littérature avec des œuvres qui explorent la condition humaine, le sentiment d'absurde et l'isolement de l'individu dans un monde dénué de sens. L'Étranger, publié en 1942, est devenu une pierre angulaire de la littérature moderne.
Malgré ses qualités littéraires et philosophiques, on pourra peut-être trouver dommage que la France soit représentée par le thème l'absurde — et son corollaire le nihilisme —, avec comme véhicule un héros coupé de ses émotions.
En effet, cette histoire met en scène un personnage des plus singuliers. La personnalité de Meursault est retranscrite dès la première ligne par un incipit d'une efficacité redoutable :
« Aujourd'hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »
Cette ouverture déroutante plonge immédiatement le lecteur dans l'univers mental de Meursault ; un homme étranger à lui-même, à ses émotions, et aux règles sociales de la société dans laquelle il évolue (l'Algérie française).
Le style dépouillé, à la façon d'un journal intime tenu sans passion, rend compte de ce détachement extrême qui s'apparente à un désintérêt de tout et de tous. Les idées ne l'intéressent pas et il semble n'avoir aucune conviction personnelle. Meursault se laisse vivre au jour le jour, répondant aux sollicitations des uns et des autres avec un mélange de passivité et de franchise qui étonne et navre son entourage.
« Le soir, Marie est venue me chercher et m’a demandé si je voulais me marier avec elle. J’ai dit que cela m’était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle a voulu savoir alors si je l’aimais. J’ai répondu comme je l’avais déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne l’aimais pas. « Pourquoi m’épouser alors ? » a-t-elle dit. Je lui ai expliqué que cela n’avait aucune importance et que si elle le désirait, nous pouvions nous marier. D’ailleurs, c’était elle qui le demandait et moi je me contentais de dire oui. Elle a observé alors que le mariage était une chose grave. J’ai répondu : « Non. » Elle s'est tue un moment et elle m'a regardé en silence. Puis elle a parlé. Elle voulait simplement savoir si j'aurais accepté la même proposition venant d'une autre femme, à qui je serais attaché de la même façon. J'ai dit : « Naturellement. » Elle s'est demandé alors si elle m'aimait et moi, je ne pouvais rien savoir sur ce point. Après un autre moment de silence, elle a murmuré que j'étais bizarre, qu'elle m'aimait sans doute à cause de cela mais que peut-être un jour je la dégoûterais pour les mêmes raisons.
Tout aurait pu bien se passer, jusqu'à ce que...
Malgré sa personnalité particulière, comme si son cœur n'était plus qu'une chose mécanique et non pas le siège des sentiments, Meursault est un individu tout à fait fonctionnel, intégré à la société, qui travaille et vit chez lui. Il est donc autonome. Il a tout de même des relations sociales et affectives, même s'il semble n'y attacher que peu d'importance. Il n'est donc pas totalement coupé des autres. Et s'il ne comprend pas les règles communes du jeu des interactions sociales, il y participe tout de même à sa manière.
Seulement vient le drame. À la suite d'une altercation, Meursault tue un homme avec un pistolet, et s'acharne sur son cadavre en tirant dessus 4 balles supplémentaires ; 4 balles de trop qui témoignent d'une fureur inexplicable. Insensée. Monstrueuse.
Meursault passe en jugement. Son passé va être lorgné, et notamment son attitude lors du très récent enterrement de sa mère.
Un homme qui tire 4 balles dans un cadavre est un monstre. Un homme qui ne pleure pas sa mère lors de son enterrement est un monstre. Les deux points sont mis sciemment à égalité. Le livre nous invite à poser un regard critique sur la société qui juge Meursault, moins pour son crime, que pour son attitude et son absence manifeste de remords.
Ce passage du jugement, constituant la seconde partie du livre, a été largement détricoté par bien plus doué que moi. Mais si L'Étranger est riche d'interprétations portant sur l'absurde de la condition humaine, peu de gens semblent s'être intéressés à une question qui m'est pourtant apparue comme fondamentale : pourquoi Meursault est-il insensible et détaché de tout ? Pourquoi se laisse-t-il vivre sans projets, sans espoirs et sans rêves ?
Doit-on croire qu'il est ainsi depuis toujours et se satisfaire de cette explication ? Doit-on écarter la question, considérant, comme on l'a vu, que l'intérêt du roman est ailleurs ? Meursault n'est-il que le véhicule de l'absurdité qui est l'un des thèmes centraux de ce livre ainsi que de toute l'œuvre de Camus ?
Pour moi, je ne peux croire à cette explication trop facile qui ne colle pas à un écrivain de cette trempe. À l'issue de ma lecture de L'Étranger, la cause plus que probable de l'apathie de notre antihéros m'a sauté aux yeux, et puisque je n'ai vu cette interprétation nulle part, je vous la livre ici.
Le véritable étranger du livre
Il y a un grand absent dans ce livre, c'est le père. Il n'en est question nulle part. Meursault est seul à l'enterrement de sa mère.
Qui est-il ? Où est-il ? Est-il vivant ? Est-il mort ? Est-il en Algérie ou bien en France ? on n'en sait rien.
Ayant récupéré un PDF du livre, j'ai pu me livrer un comptage édifiant :
- Le mot "maman" revient 50 fois.
- Le mot "mère" revient 30 fois.
- Le mot "père" 6 fois seulement.
- Et "papa" zéro fois.
Il est question du père en 3 occasions seulement :
1) L'Arabe tué par Meursault est père de famille.
2) Le seul souvenir que Meursault a de son père provient du souvenir(ception) d'une anecdote racontée par sa mère. L'homme est allé assister à une exécution publique et en est revenu malade à vomir. Meursault associe un sentiment de dégoût à cette histoire.
3) En prison, Meursault reçoit la visite d'un aumônier, un homme de Dieu qui vient recueillir sa confession. Meursault ne veut rien savoir, l'aumônier insiste. Meursault refuse de l'appeler « mon père », comme c'est l'usage. L'aumônier lui demande pourquoi...
Adaptation en BD par Jacques Ferrandez
Durant tout le procès, où il fut question de la mort provoquée (l'Arabe tué), contemplée (la mère enterrée) et promise (lui-même, condamné), Meursault n'a manifesté qu'ennui et indifférence. Mais à ce moment, face à l'aumônier, sa réaction est la suivante :
« Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé en moi. Je me suis mis à crier à plein gosier et je l'ai insulté et je lui ai dit de ne pas prier. Je l'avais pris par le collet de sa soutane. »
Pour la première fois de l'histoire, Meursault explose de colère, il semble vider son sac, cracher tout ce qu'il a sur le cœur. On le croyait insensible ; on a découvert au fil du jugement qu'il est attaché à la vie. Et maintenant on le découvre plein de colère.
« Aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n'était même pas sûr d'être en vie puisqu'il vivait comme un mort. [... ] Mais j'étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir... Oui, je n'avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu'elle me tenait. »
La seule fois dans tout le roman où Meursault se révolte, c'est face à un homme qu'on doit appeler "mon père", et qui représente Dieu, c'est-à-dire le Père tout-puissant.
L'étranger, ce n'est pas seulement Meursault en terre inconnue, ce n'est pas seulement Meursault face à ses émotions en sourdine.
L'étranger, c'est le père de Meursault.
Et cette absence à tout jamais inexpliquée laisse un vide cruel, un sentiment d'absurde étouffant qui rend tout dérisoire.
Un peu de psychologie de comptoir, pour finir
Vous pouvez considérer cet article comme terminé. Mais, si vous le voulez bien, je souhaite pousser la réflexion un cran plus loin. Osons prendre le risque du ridicule et affirmer ce qui suit, du haut de mon absence totale de qualification et de formation littéraire ou psychanalytique.
La relation entre Albert Camus et son père, Lucien Camus, est marquée par une absence tragique. Lucien Camus, qui était un modeste ouvrier agricole, est mobilisé lors de la Grande Guerre comme 2e classe dans le 1er régiment de zouaves. Il est mort lors de la bataille de la Marne, le 11 octobre 1914, alors qu'Albert n'avait que quelques mois. Par conséquent, Albert Camus n'a jamais vraiment connu son père.
Cette absence a profondément influencé son œuvre. Il en parle notamment dans son roman Le Premier Homme, où il explore son rapport à cette figure paternelle absente. Camus y exprime une quête de l'identité et de la mémoire, tentant de reconstituer l'image de ce père qu'il n'a pas connu. Le roman, qui est en partie autobiographique, illustre à quel point l'absence du père a pesé sur sa vie, non seulement sur le plan personnel, mais aussi dans sa réflexion sur l'absurde, le sens de la vie, et la condition humaine.
En conclusion : l'Étranger, c'est aussi le père d'Albert Camus, en quoi le parallèle avec Meursault devient évident.
Toute une philosophie et un état de pensée se trouvent expliqués par une raison toute simple : un petit garçon qui n'a pas connu les bras de son papa.
Johann Baptist von Lampi (père) : Johann Baptist von Lampi le Jeune et son fils (1810)