Théo Letna - auteur, dessinateur

Faut-il CONDAMNER Victor Hugo ?

PARTIE I : un idéal d'abstraction impossible à tenir

Tout le monde n'est pas d'accord avec Victor Hugo et son Dernier Jour d’un condamnĂ©. Ce livre majeur nous fait suivre les six derniĂšres semaines d'un homme sans nom, sans visage et sans statut. Tout ce qu'on sait de lui, c'est qu'il est condamnĂ© Ă  mort et n'a plus que six semaines Ă  vivre.

Ce que je savais déjà, avant de lire ce récit, c'est qu'il occulte un élément essentiel : il ne dit pas la raison qui a fait condamner son personnage. Ce que j'ignorais, en revanche, c'est que cet "oubli" est une démarche volontaire et réfléchie de la part de Victor Hugo.

Voici comment il justifie sa démarche :

« Ce livre est adressĂ© Ă  quiconque juge. ET pour que le plaidoyer soit aussi vaste que la cause, il a dĂ», et c’est pour cela que Le Dernier Jour d’un condamnĂ© est ainsi fait, Ă©laguer le contingent, l’accident, le particulier, le spĂ©cial, le relatif, le modifiable, l’épisode, l’anecdote, l’évĂ©nement, le nom propre, et se borner (si c’est lĂ  se borner) Ă  plaider la cause d’un condamnĂ© quelconque, exĂ©cutĂ© un jour quelconque, pour un crime quelconque. »

Ainsi, le livre veut nous faire ressentir l’horreur de cette condition ; l’attente prĂ©cĂ©dant l’exĂ©cution, les Ă©tats d’ñme du personnage, sa peur, ses remords, ses fugaces et vains espoirs d’échappĂ©e, toujours vite déçus. Le fait de passer par un journal narrĂ© Ă  la premiĂšre personne nous rapproche du condamnĂ© comme s’il se confiait Ă  nous et nous seul.

Ce condamnĂ© Ă©tant sans nom, sans visage et sans histoire, l'objectif est que n'importe qui puisse s’y identifier. L’empathie nous conduit Ă  la compassion, nous pousse au pardon. Le raisonnement qui s'active inconsciemment se rĂ©sumerait Ă  peu prĂšs comme ceci : « Quoi que tu aies fait, tu es pardonnĂ©, car je me reconnais en toi ; si je me reconnais, c’est que tu es un peu moi ; et moi, lecteur, je suis innocent et ne mĂ©rite pas de mourir. »

Mais le procĂ©dĂ© peut difficilement tenir sur tout un roman. Puisque le condamnĂ© Ă©crit son propre journal, il faut bien qu’il adopte un vocabulaire prĂ©cis pour exprimer ses Ă©tats d'Ăąme, ses rĂ©flexions, ses Ă©motions. Et rien que cela suffit Ă  lui donner une substance. Dans tout roman, l’auteur injecte forcĂ©ment de lui-mĂȘme, de ce qu’il pense, de ce qu’il croit. Quand un auteur Ă©crit un personnage, il le fait par rapport Ă  ses propres standards, selon ce qu'il croit bon ou mauvais.

Ainsi, en plus d’injecter dans les rĂ©flexions de son personnage les siennes propres, Victor Hugo y a Ă©galement inclus des anecdotes de son propre vĂ©cu. Entre autres : l’effroi qui l’a saisi lorsqu’il a vu pour la premiĂšre fois la terrible machine de Joseph-Ignace Guillotin, ou bien son voyage en Espagne et sa rencontre avec une jeune et belle Andalouse. Et puis, il lui invente une petite fille de 3 ans, quand, en 1827 lorsqu'il Ă©crivit Le Dernier Jour d'un condamnĂ©, Hugo Ă©tait lui-mĂȘme pĂšre de la petite LĂ©opoldine, nĂ©e en 1824.

D’oĂč l’on peut en conclure, sans que cela soit une rĂ©vĂ©lation fracassante, que le personnage du condamnĂ© est une projection vive de Victor Hugo. L'auteur y met toute sa passion, toute l'horreur que le sujet de la peine de mort lui inspire. D’oĂč l’impasse de sa dĂ©marche, puisqu’il est mĂ©caniquement impossible de s’y tenir ; impossible d’élaguer totalement le particulier, le spĂ©cial, le relatif, le modifiable, l’épisode, l’anecdote


Mais alors, le condamnĂ© de Victor Hugo, dans lequel Victor Hugo a injectĂ© ses propres pensĂ©es, cet homme qui est, comme nous l'avons vu, Victor Hugo lui-mĂȘme, est-ce qu’on le gracie ?

M. Hugo, puisque vous me semblez ĂȘtre un homme de cƓur et de raison
 Oui, Je suis pour.

MihĂĄly MunkĂĄcsy - Le Dernier Jour d’un CondamnĂ© (1870)

PARTIE II : sur la peine de mort

Le social n'excuse pas tout

ÀprĂšs quelques chapitres du journal, nous avons assez d'Ă©lĂ©ments pour dresser un portrait plus prĂ©cis de notre condamnĂ©. Il est mariĂ© et a une petite fille. Il nous est surtout confirmĂ© qu'il est d'un rang social Ă©levĂ© : il tient un journal, Ă  une Ă©poque oĂč l'on Ă©tait encore rarement lettrĂ© ; il le fait en bon français ; il sait un peu de latin, ce qui est rare ; il a de beaux vĂȘtements ; et enfin, le patois des bas-fonds lui rĂ©pugne.

« Le patois de la caverne et du bagne, cette langue ensanglantée et grotesque, ce hideux argot [...] tous ces mots difformes et mal faits... » (Chap XVI )

Pour appuyer le sujet de l'injustice, Victor Hugo fait intervenir un second personnage. Au chapitre XXIII, le condamnĂ© se retrouve briĂšvement en compagnie d’un autre dĂ©tenu, lui aussi promis Ă  l’échafaud. Cet homme sale, pauvrement vĂȘtu et employant de nombreux mots d’argot, est l’antithĂšse de notre condamnĂ©.

Ce codĂ©tenu s'emploie Ă  lui rĂ©sumer sa triste vie. Orphelin dĂšs son plus jeune Ăąge, sa condition misĂ©rable l’a poussĂ© Ă  voler pour survivre, de sorte qu'il ne connaĂźt que ce moyen de subsistance. AttrapĂ© Ă  17 ans et condamnĂ© aux galĂšres, il est relĂąchĂ© Ă  32 ans, veut se faire honnĂȘte homme et travailler, mais, Ă  cause de la mention forçat libĂ©rĂ© qui apparaĂźt sur ses papiers d'identitĂ©, tout le monde lui ferme la porte. Alors Ă  nouveau, il est forcĂ© de voler. Il est de nouveau attrapĂ© et cette fois est marquĂ© au fer rouge. Il s'Ă©chappe, rejoint une bande de criminels, vole, pille et tue durant plusieurs annĂ©es, jusqu'Ă  ce qu'il commence Ă  se faire vieux. Alors, il est attrapĂ© une derniĂšre fois, et le voilĂ  dĂ©sormais promis Ă  l’échafaud — un sort qu'il accepte avec la quiĂ©tude qu'apporte la fatalitĂ©.

« Tout a une fin, et autant celle-là qu'une autre [...] Avoir volé un mouchoir ou tué un homme, c'était tout pour moi, désormais. » (Chap XXIII)

À travers lui, Hugo esquisse l’idĂ©e selon laquelle nous sommes façonnĂ©s par notre milieu. Et que la sociĂ©tĂ©, en tolĂ©rant la misĂšre, fabrique elle-mĂȘme ses propres criminels. Une thĂ©orie dĂ©terministe, donc, en vogue Ă  cette Ă©poque.

La question est donc la suivante : un homme né pauvre est-il plus excusable qu'un homme né riche ?

Ce sont les prĂ©mices de ce dĂ©bat toujours brĂ»lant entre dĂ©terminisme et existentialisme : notre comportement est-il le produit de notre milieu ou de notre nature ? Les deux, mon capitaine ! Et dans des proportions qu’il est vain de chercher Ă  estimer et Ă  gĂ©nĂ©raliser, puisqu’elles dĂ©pendent justement du milieu et de la nature qui sont propres Ă  chacun. Il faut donc juger chaque cas individuellement.

Car par quel miracle un pauvre devenu riche par son génie ou ses efforts, se retrouverait-il soudainement pleinement responsable de ses actes s'il ne l'était pas auparavant ? Faut-il donc rester pauvre pour bénéficier de ce passe-droit qui offre toutes les excuses aux pires forfaits ? Et est-ce que l'on reste indéfiniment excusable si l'on est issu d'une minorité quelconque ? Pourtant, il est certains crimes qui sont si abominables qu'ils ne tolÚrent aucune rémission sans constituer une insulte aux victimes.

Il devient manifeste que l'excuse du déterminisme détourne la justice authentique. Dédouaner de leurs responsabilités les personnes pauvres ou issues d'une minorité à ce seul prétexte, c'est, sous couvert de bienveillance, leur retirer leur individualité et leur humanité.

En admettant que l'on est conditionnĂ© par le milieu, et seulement lui, cela nous absout par avance de nos crimes, aussi graves fussent-ils, puisque nous y sommes poussĂ©s, non par l’exercice de notre volontĂ©, mais par la contrainte de la fatalitĂ© qui s'impose Ă  tous, et dont nul ne saurait dĂ©vier. D’oĂč on en vient Ă  l’idĂ©e, selon ce postulat, qu’une sociĂ©tĂ© juste et qui veut Ă©viter le crime devrait faire en sorte que personne ne souffre ni ne vive dans le dĂ©nuement.

Cette conviction, pourtant toujours populaire, est dĂ©mentie par les faits. Dans le rĂ©cit de Victor Hugo, le personnage du condamnĂ© lui-mĂȘme nous en apporte la dĂ©monstration, lui qui est issu d'un milieu social plus aisĂ© et qui, non seulement ne dĂ©ment sa culpabilitĂ©, mais mĂȘme s'en fustige.

« Misérable ! quel crime j'ai commis, et quel crime je fais commettre à la société ! » (Chap XXVI)

Nous savons pertinemment que la pauvretĂ© et l’indigence ne sont pas les seuls facteurs qui poussent au crime et que, mĂȘme si, par un exploit technocratique, la sociĂ©tĂ© parvenait Ă  Ă©radiquer toutes les inĂ©galitĂ©s sociales et Ă  assurer Ă  chacun une vie confortable et sĂ»re, il y aurait toujours les haines, les envies, les rancƓurs, les perversitĂ©s.

Tout cela nous mĂšne au dernier point...

Qui bénéficie de l'abolition de la peine de mort ?

À chaque Ă©poque ses combats. Victor Hugo a les convictions de son Ă©poque. Une Ă©poque qui succĂšde Ă  la Terreur, oĂč l’on condamnait sans merci et souvent pour d'insignifiants motifs. Dans ce contexte, les galĂšres, le bagne, et au sommet la condamnation Ă  mort, associĂ©e au spectacle morbide de l’échafaud et des exĂ©cutions en place publique, avaient tout pour rĂ©volter une Ăąme sensible.

Mais les temps changent... La Justice apprend Ă  faire preuve de TempĂ©rance. Les condamnations Ă  la peine capitale se rarĂ©fient jusqu'Ă  devenir marginales. Les procĂ©dures sont longues, une logistique complexe est mise en Ɠuvre pour Ă©viter, justement, l'arbitraire, et le cauchemar des juges : l'erreur judiciaire. Le risque n'est pas nul, mais avec les moyens modernes, il est considĂ©rablement minimisĂ©.

Face au risque de l'erreur, il y a le laxisme judiciaire, qui remet des fauves en liberté, et condamne a priori leurs futures victimes. La technologie et la rigueur procédurale moderne offrent une bonne garantie d'éviter les premiers cas. Mais les seconds, eux, nous laissent démunis face à un compte à rebours funeste. Dans la balance, que faut-il favoriser ? Pourquoi refusons-nous de voir que le laxisme est aussi une erreur lourde de conséquence ?

Car un homme qui commet un crime fait sauter un verrou mental qu'il est presque impossible de refermer. La rĂ©cidive est toujours plus aisĂ©e. Le meurtre peut ĂȘtre accidentel, mais celui qui a mĂ»ri son crime a eu mille fois l'occasion de renoncer ; autant de minutes, autant de secondes, autant de respirations. Et mille fois, il a choisi de continuer sur la voix du mal et d'aller au bout de son funeste dessein. C'est pourquoi on a raison de tenir Ă  comprendre les motivations d'un crime. Quand le juge relĂąche un criminel et que ce criminel tue de nouveau, le criminel n'est plus seul Ă  avoir du sang sur les mains.

Dans la plupart des débats pour ou contre l'abolition de la peine de morts, de beaux principes sont souvent assénés : l'ùme de la République, l'idée de ne pas s'abaisser au niveau du tueur, etc.

Mais ces principes font abstraction de la nature vĂ©ritables des crimes pour lesquels on Ă©tait susceptibles d'ĂȘtre condamnĂ©s Ă  mort. Si l'abolition avait Ă©tĂ© votĂ©e plus tĂŽt, voici qui aurait eu la vie sauve :

La question est la suivante : voudriez-vous de ces personnes comme voisin ? Si vous n'en voulez pas, voulez-vous de ces personnes comme voisin de qui que ce soit d'autre ? Si vous rĂ©pondez non aux deux questions, pouvez-vous proposer une solution qui permette d'Ă©viter dĂ©finitivement tout contact de ces individus avec la sociĂ©tĂ© ? Pourquoi proposez-vous spontanĂ©ment de les enfermer Ă  vie ? Avez-vous pris en compte que cela implique le dĂ©ploiement d'efforts humains, matĂ©riels et financiers considĂ©rables pour maintenir l'existence d'un seul individu qui ne la mĂ©rite plus ? Des vigiles qui devront faire des rondes, des mĂ©nagĂšres pour sa cellule, des cuisiniers pour sa nourriture, des produits d'entretien, des vĂȘtements, des soins, des sous, des sous, des sous... Des sous de qui ? Des sous de la RĂ©publique, c'est Ă  dire des sous de vous, de moi, de tout le monde, pour maintenir en vie une personne qui a tuĂ©, violĂ©, massacrĂ© un ou plusieurs innocents. Est-ce lĂ  votre sens de la justice ? C'est justice de condamner la collectivitĂ© Ă  supporter un tel fardeau pour conserver le privilĂšge de ne pas condamner Ă  mort un criminel ?

Le mot de la fin

En commettant cet article, j'ai conscience d'une chose : quelle que soit la valeurs des arguments prĂ©sentĂ©s, nous en sommes tous rĂ©duits, en fin de compte, Ă  transmettre une opinion. Voici la mienne : je considĂšre qu'il existe des crimes si abominables que la mort apparaĂźt comme la seule façon de s'en racheter. Et la dĂ©cence impliquerait mĂȘme, partant, que le criminel repentant la rĂ©clame pour lui-mĂȘme — mĂȘme si, dans ce cas, les seuls qui le feraient seraient probablement ceux la mĂ©riteraient le moins.

Mieux valait garder la peine de mort et ne jamais l'utiliser que de l'abolir. Sans elle, le pire des monstres peut accumuler les crimes les plus abominables, il sait que le plus grand risque qu'il encourt est une perpĂ©tuitĂ© oĂč il sera logĂ©, nourri, blanchi Ă  la sueur des innocents. La justice, dĂšs lors, penche en faveur des monstres.

â–șâ–șâ–ș Lire aussi â–șâ–șâ–ș