Si les personnes sensibles sont les plus affectées par les vicissitudes de l'existence, elles sont aussi, paradoxalement, les mieux équipées pour se relever des drames plus terribles.
Telle est la leçon que nous allons découvrir aujourd'hui.
Un matin d'hiver, dehors, dans un parc, j’ai trouvé un livre étrange... Son titre : Le Roman de la rue.
Sur la couverture, une photo occupe tout l'espace, si grise qu'on pourrait croire à du noir et blanc. On y voit un paysage urbain, pluvieux, visiblement un port. Au milieu de la photo, et n'étant donc visible que sur le dos du livre fermé, un homme en survêtement à capuche marche seul. Il tient une sorte de chaise artisanale sous le bras.
Sur la quatrième de couverture, ce « PRENDS MOI » écrit sur toute la largeur signe d'emblée un ouvrage original, très désireux de se faire lire tout en sortant des clous.
Cette démarche à la fois putassière et subversive serait typique d'un écrivain autoédité.
Pourtant, il y a bien un éditeur : Le Goûteur Chauve — mais, comme bon nombre de petits éditeurs, il semble n'avoir pas tenu l'épreuve du temps ; son site n'existe plus et aucun de ses réseaux sociaux n'est actif.
Qu'importe ! découvrons quelle histoire Le Roman de la rue tient tant à partager avec nous...
Découverte du livre
Dès la préface, Nicolas Turon, l'auteur, annonce un livre qui est « tout à la fois carnet de voyage, roman onirique et aventure contemporaine... » Ce sera donc un récit en grande partie autobiographique, écrit à la 1ère personne.
Tout commence par un drame cruel : la mort de sa petite copine, tuée par balles alors qu'elle buvait en terrasse avec ses amies. Il y a comme un air de The Crow, mais la réalité n'aura pas le charme gothique d'une vengeance romantique.
Traumatisé par ce qu'il nomme « l'évènement », notre protagoniste n'ose plus sortir de chez lui. La rue, qui lui a pris l'amour de sa vie, le terrorise. Cet endroit qu'il croyait neutre et sûr peut, telle la foudre, frapper au hasard, sur n'importe qui et à n'importe quel moment.
Un matin, frappé par un rayon de soleil, il se voit dans le reflet de sa fenêtre et reconnaît à peine l'homme hâve et tourmenté qu'il est devenu. Notre héros prend brutalement conscience qu'il est en train de se laisser mourir chez lui. C'est un sursaut ! Rien de tel que le dépaysement pour chasser les idées noires, dit-on. La rue sous sa fenêtre étant devenue une terre étrangère et hostile, c'est dans la rue qu'il ira.
Alors il prend un sac, y enfourne quelques affaires, des vêtements, une cafetière Bialetti — qui deviendra rapidement importante —, et quitte son appartement trop chargé de souvenirs.
Presque aussitôt, il s'équipe d'un mobilier : d'abord une chaise trouvée dans la rue, puis un lit fabriqué avec des palettes, puis d'autres chaises ; il constitue de cette façon une sorte de salon à ciel ouvert qu'il déménage péniblement à chaque déplacement, au prix de nombreux allers et retours.
C'est ainsi que, durant plusieurs mois, il voyage de rue en rue à travers la Ville, observant et analysant cette dernière — perçue comme une entité vivante —, et scrutant ses propres blessures à travers elle autant qu'à travers ses multiples rencontres.
Sa présence et son installation invitent les passants à s'arrêter, à l'interroger, et à discuter avec lui autour d'un café fumant. Il fera connaissance avec d'autres écorchés vifs ; des clochards, des retraités, des paumés... Surtout des gens seuls qui saisissent sa présence pour parler librement ; parler d'eux-mêmes, surtout, saisissant l'opportunité de se livrer à un homme qu'ils ne croiseront qu'une fois.

Pendant ce temps, notre héros écrivain prend des notes. Beaucoup de notes. Et cette récolte forme le livre que l'on est en train de lire, presque comme s'il se constituait sous nos doigts.
Le temps se dilate, la narration nous prend régulièrement à témoin, nous encourageant, nous aussi, à faire l'expérience de la rue, du contact, de la pleine présence ; seul moyen d'étouffer le souvenir de la perte et l'angoisse du futur.
Le Roman de la rue est donc un récit décousu, assemblage d’états d’âme et d’observations collectées sur le vif, où différentes temporalités s’entremêlent. Ce n’est pas un défaut, c’est sa structure.
Presque dès le début du voyage, il est question de sa fin. Le dernier jour s'étire à travers tout le récit, s'entrecroise avec d'autres péripéties. Le retour dans "la rue de l'évènement", censé constituer le pinacle de la catharsis, survient rapidement, car là n'est pas le principal intérêt. L'intérêt, c'est le hasard des rencontres, ce sont les gens, ce sont leurs histoires ; l'intérêt, c'est la rue en tant qu'entité mouvante, avec son propre passé, sa propre histoire. C'est tout ce qui s'y passe et tous ceux qui passent, mais surtout ceux qui s'arrêtent, car c'est à ce moment seulement que le passant devient quelqu'un ; c'est à cette condition qu'il peut faire connaître son nom.
Le Roman de la rue, vous l'aurez compris, est donc une aventure humaine, introspective, foutraque, qui pose beaucoup de questions, mais n'apporte pas vraiment de réponses ; le genre de roman dont on interrompt occasionnellement la lecture pour cogiter soi-même.
Au bout du compte, le héros n’est pas guéri de sa peine. Son voyage n'a fait que le démolir davantage. Et pourtant, il est sauvé, car en s'offrant tout entier au feu de la Rue, il a accompli la transformation alchimique ; destruction puis renaissance. Ses cendres intérieures, il les a purifiées par une vague de souvenirs neufs et une expérience remarquable.

Une étrange ressemblance de ton et de forme
Gage d'authenticité, Nicolas Turon agrémente son livre de photos prises durant l'aventure. On peut apercevoir à plusieurs reprises le visage de notre auteur-protagoniste.
Mais, durant ma lecture, un autre visage que le sien s’est imposé à mon esprit : celui de David Farrier, journaliste et réalisateur néo-zélandais.
Troublant, tant les deux hommes se ressemblent. Mais les similitudes ne s'arrêtent pas là ...


David Farrier est surtout le réalisateur d'une série documentaire intitulée Dark Tourist. Elle porte, comme son nom l'indique, sur une pratique particulière. Le dark tourism consiste en effet à visiter des endroits méconnus, dangereux ou morbides dans le but de vivre une expérience forte.
L’attitude de David Farrier est notable. Il semble toujours garder un filtre mental qui lui permet de tenir les évènements à distance (les lunettes ! 🤓). Cela le protège tout en le rendant sympathique. Il peut discuter de tout avec tout le monde et rester à peu près neutre dans ses appréciations.
Face à un ancien tueur de la bande à Escobar autant qu’avec des sorciers vaudous du Bénin, il pose des questions sans tabou, comme le ferait un enfant incrédule ; il évite de juger trop ostensiblement, quoiqu'une certaine ironie, et parfois même du dégoût, soient perceptibles en certaines occasions.

La série documentaire en 8 épisodes est disponible sur @netflix
Mais pourquoi ai-je eu le sentiment de retrouver la même chose dans Le Roman de la rue ?
Tel un présentateur de documentaire, Nicolas se déplace, agit peu, observe beaucoup. Il décrit aisément sa tristesse, ses réflexions et ses états d’âme, comme s'il s'en était déjà détaché. Je n'ai pas eu, ici, la perception d'un écrivain qui jetterait sur le papier sa douleur, dès lors saisie sur le vif. Il y a déjà une distance entre elle et lui. Et puis, certaines anecdotes se rapprochent trop du merveilleux d'un Amélie Poulain, comme ce facteur qui consent à faire un détour sur sa tournée pour livrer un courrier adressé à L'homme dans la rue.
Et si toute cette histoire était... fabriquée ?
Derrière le livre : un projet expérimental et social
La réponse était en fait soufflée dès la préface — souvenez-vous : carnet de voyage ET roman onirique — puis dévoilée clairement en postface, avec les dates et lieux de l’écriture du roman, en plus d’autres indications et d’un renvoi vers le site internet du livre : leromandelarue.com
Non, il n’y a pas eu de clochardisation volontaire et sauvage d’un homme frappé par un deuil brutal.
Le Roman de la rue est en réalité le résultat autant que l'objet d'une mise en scène vouée à durer, un spectacle vivant, interactif, émaillé de nombreuses rencontres organisées.
En investissant la rue grâce à un mobilier conçu sur mesure par une agence d’architecture japonaise, Nicolas Turon s’est mis à disposition de qui voudrait saisir l’opportunité de sa présence pour interrompre son programme et s’offrir une discussion, un café, et pourquoi pas même une sieste en plein air sur un lit drapé.


photos par Clément Martin
Si l’on met de côté le style littéraire, cela peut expliquer le recul que l’auteur-protagoniste semble maintenir avec sa propre histoire — celle d'un homme qui se jette dans la rue pour surmonter un deuil —, et pourquoi, malgré un contexte aussi fort, on n'y retrouve pas la rage autodestructrice d’un Ghislain Gilberti ou la folie désespérée d’un Ripley Bogle ; deux histoires où l'auteur se confond avec son personnage, et où la rue occupe une place prépondérante.


Le Roman de la rue est-il pour autant moins authentique ? Je ne crois pas. C’est une œuvre spéciale — peut-être unique en son genre — qui retient ce qu’il faut d’information et se révèle au moment opportun, c’est-à -dire à la fin.
En ne contextualisant pas son histoire dans le temps et l'espace (la ville n'a pas de nom), Nicolas Turon s'assure qu'elle puisse être abordée par le plus grand nombre. Ensuite, le site internet apporte tout le complément d'informations nécessaires.
L’auteur s’est arrangé que son roman soit une attraction dès avant sa publication et que cela puisse se poursuivre longtemps après qu'on l'ait lu. À plusieurs reprises, le lecteur est invité à agir en appelant un numéro ou en visitant une personne pour obtenir certains secrets de l'histoire qui ne seront dévoilés que de cette façon.

Un non-dit qui en dit long
Toutefois, il faut revenir sur un point important : le point de départ du livre est — malheureusement — totalement réel. Souvenez-vous : la perte d’un être cher. Ce drame constitue, dans la fiction comme dans la réalité, l’amorce de cette aventure cathartique.
Ce drame a un nom et une date.
Attentats du 13 novembre 2015 : des musulmans fanatisés tuent.
Dans la rue, sur les terrasses, et au Bataclan, ils massacrent tous ceux qu’ils peuvent avec une sauvagerie inimaginable.
Par pudeur sans doute, pour ne pas attiser les rancœurs, par refus de la haine peut-être, cette information pourtant essentielle est éludée des pages du roman et n’est visible que sur le site.
Les mots islamisme et attentat ne figurent pas dans le livre.
C'est la rue qui est tenue responsable, et c'est la rue que Nicolas Turon veut réhabiliter à travers son expérience.
Tragique erreur qui prétend offrir la guérison alors qu'elle ne fait que désarmer davantage. Car en refusant de nommer la cause d'un malheur, le témoignage devient incomplet. Dire « j'ai mal » sans montrer le serpent qui t'a mordu, c'est en condamner d'autres à se faire mordre de même.
Ce n'est pas la rue qui a fauché toutes ces vies, ce sont des individus mus par une volonté propre et une idéologie précise. La fatalité n'y est pour rien. Preuve en est que l'un d'entre eux a renoncé à se faire exploser au milieu de la foule (lien). Jusqu'au bout, ces hommes dotés d'un libre arbitre pouvaient renoncer à leur funeste projet. Mais les autres sont allés au bout. S'armer, prendre des voitures, aller là où il y a du monde et surtout des Blancs, tuer. Au nom d'une idée, au nom de l'Islam.
S'il est facile de compter les blessés et les morts à chaque attentat terroriste, le nombre des victimes réelles, par blessure morale ou psychique, est inquantifiable. En cela, le terrorisme porte parfaitement son nom, et notre héros aurait pu être un témoin de premier ordre.
La triste suite, nous la connaissons. Au moment où j'écris ces lignes, un mois a passé depuis qu'un forcené a roulé sur des passants en plein milieu d'un marché de Noël, causant 5 morts, dont un enfant de 9 ans, plus de 200 blessés, et toute une population affolée (source).
Encore une fois la rue, encore un fou d'Allah, qui en compte décidément beaucoup.

photo par Clément Martin
Les conséquences du silence
Entre réalité et fiction, toute œuvre de littérature est hybride, car on ne crée jamais de rien ; l'auteur injecte nécessairement une part de lui-même, souvent de façon inconsciente. Il y a mille et une façons de dire la même chose. Il y a mille et un choix à faire concernant ce qu'il faut taire ou dire. Toutes les histoires sont les mêmes, dit-on, mais aucune n'est pareille, car toutes s'articulent autour d'un mélange unique de vécu, d'émotions et de couleurs.
En définitive, que faut-il occulter ? Que faut-il montrer ? Le dosage n'est pas toujours évident à trouver, d'autant plus quand le récit repose sur un évènement aussi tragique que celui-ci.
En refusant de nommer le phénomène réel, la colère toute légitime de notre auteur-protagoniste devient sans objet. Jeu dangereux, car cette sorte de refoulement s'accompagne le plus souvent d'un comportement autodestructeur. La colère veut s'épuiser sur quelque chose, quand elle ne le trouve pas, elle dévore de l'intérieur. Souvent, les proches de personnes violemment assassinées se trouvent durablement atteints à leur tour, sont sujets à dépression et peuvent mettre fin à leurs jours. On l'a vu, Nicolas Turon aurait pu en passer par-là . C'est pourquoi il s'est efforcé de transcender sa peine par un projet aussi riche qu'alambiqué.
Il y a des cas où expliquer, c'est accuser. Nicolas ne voulait pas accuser. Il a donc choisi de taire certains éléments clés de contextualisation : date, lieu, nature réelle de l'évènement. En ne le faisant pas, il propose une œuvre intemporelle, et potentiellement plus durable. Le Roman de la rue n'existe dans sa forme actuelle que par ce non-dit, qui s'est fait contrainte, entraînant un détournement de l'attention sur la Rue — la contrainte, comme on le sait, est le ferment de la créativité.
Privilège de l'artiste, mais privilège rare, il a su, — selon la formule de Théophile Gauthier — « cristalliser sa douleur en chef-d'œuvre. »

Le mot de la fin
« Le réel nourrit la fiction qui influe sur le réel. » — Nicolas Turon
Assurément, on ne peut que saluer Nicolas Turon d'avoir eu l’audace et l’ambition de mener ce projet aussi fou que passionnant. En tant qu’amateur de livres-jeu et habitué des récits interactifs, j'affirme qu'on est là devant une œuvre rare. Rarement fiction et réalité ne furent entremêlées à un degré si élevé.
Nous pouvons aussi le féliciter d'avoir offert, à travers cette expérience, un moment hors du temps à tous les passants qui auront osé s'asseoir à la table d'un inconnu afin de partager avec lui un café tiré d'une cafetière Bialetti. Les lecteurs, quant à eux, se trouvent gratifiés d'une histoire singulière qui les invite à se projeter au-delà de la lecture, et à se faire acteurs de l'aventure.